La violence faite aux enfants dans la littérature et dans l’imaginaire
À l’heure où le sujet des violences faites aux enfants ressurgit plus que jamais dans
les conversations, et où le voile sur l’inceste et la pédocriminalité commence à être
levé, il convient de parler de leur évocation dans la littérature et dans les arts. Lorsque
les victimes se réapproprient leurs histoires à travers les écrits, c’est d’abord comme
cela qu’enfin le silence se brise.
C’était un beau jour, ou peut-être une nuit. Près d’un lac, endormie. Cette chanson de Barbara, nous la connaissons tous. Elle a été souvent reprise, elle passait de nombreuses fois à la radio. On pouvait l’entendre, par hasard, lors d’un trajet en voiture, ou à la télévision, comme ça, en passant. Elle est comme un écho, une mélodie existant quelque part dans l’esprit de beaucoup d’entre nous. Elle plane dans notre inconscient comme l’aigle noir au-dessus de ce lac.
Il a rarement été possible de passer à côté de l’interprétation la plus connue de cette chanson. Invariablement, on finissait par le lire au détour d’une page, ou on finissait par l’entendre dire : « L’Aigle Noir ? Ça parle d’inceste. L’aigle noir de la chanson est une métaphore pour l’inceste que Barbara a subi de la part de son père. L’aigle noir symbolise son père. »
Un aigle noir pour parler d’un père ? D’un côté, un animal, une figure symbolique, merveilleuse, monstrueuse. Et de l’autre, un père. Familier, fait de chair, au visage humain, probablement ridé, parfois rieur. Un père avec une voix bien audible, des mains, des pieds. Familier, humain. Le merveilleux fictif sert paradoxalement à évoquer l’horreur réelle. L’aigle noir, majestueux, faiseur de pluies et de merveilles, est un visage bien trop humain et connu. Proche du nôtre.
La langue poétique, imagée, se trouve utilisée comme rempart face à la violence crue et réelle de l’agression que l’enfant subit dans son intimité. L’écriture sert comme exutoire, mais elle sert aussi à dissimuler la réalité crue et laide de la violence que l’enfant subit en en faisant une histoire, une œuvre littéraire, un poème. L’imaginaire tire son inspiration du réel, les monstres fictifs qui sont sublimes, terrifiants ou grandioses puisent leur inspiration dans l’imaginaire des enfants par rapport à des violences subies par des humains ordinaires, banals, parfois familiers dans le cas de l’inceste. Le moment où le basculement se produit, où le visage familier devient monstrueux et méconnaissable, est peut-être le moment où le refuge dans l’imaginaire devient nécessaire. L’image de l’aigle noir est un rempart, un écran. En transformant son père en aigle, Barbara se protège de son regard, de son visage si familier, si ordinaire, si proche d’elle-même. Cette incapacité de se confronter directement à la violence et aux abus est quelque chose qui revient souvent lorsqu’on en vient à en parler. Les mots ne peuvent pas être prononcés tels quels. Les violences entrent dans le domaine de l’indicible, ce qui ne peut pas se dire, pas noir sur blanc. Ce qui s’écrit noir sur blanc, en revanche, ce sont les livres, les poèmes, les chansons peuplé·es de monstres, d’ogres, de dragons, de sorcières et de loups. L’écriture de l’imaginaire est peut-être l’exutoire grâce auquel l’indicible peut s’exprimer.
Monstres de papier et monstres de chair
Sur le sujet de la pédocriminalité, une autre œuvre vient à l’esprit. C’est une bande dessinée parue en 2006, Pourquoi j’ai tué Pierre, scénarisée par Olivier Ka et mise en image par le dessinateur Alfred. La bande dessinée se passe à hauteur d’enfant. En la lisant, on voit les évènements se dérouler dans le regard de ce petit garçon aux cheveux longs élevé dans cette famille si cool, si tolérante, où le père « baise à droite et à gauche » et où le petit garçon y voit « une manière d’être cool », où il est normal de voir des adultes nus. La famille du petit garçon rencontre Pierre, « un curé cool, de gauche. » Le protagoniste devient très proche de lui. Pendant toute la première moitié de la bande dessinée, Pierre est dessiné de manière imposante, il est immense, il prend toute la place. Le narrateur est tout petit par rapport à lui. Il part en vacances dans la colonie de vacances que Pierre anime, plusieurs années d’affilée. L’un de ces étés, l’été de ses douze ans, il se produit ce qui ne devrait pas se produire. Les années passent. L’enfant devient adulte. Il vit avec ce qui lui est arrivé. Il vit avec, mais il vit tellement mal avec que lorsque sa propre fille atteint l’âge de douze ans, le même âge où il lui est arrivé ce qui lui est arrivé, tout explose à l’intérieur de lui. Cette histoire le dévore de l’intérieur. Il l’écrit. L’écriture le soulage. « C’est mieux qu’une thérapie et ça me fait faire des économies », dit-il. Avec un ami dessinateur, ils décident de faire de cette histoire une bande dessinée. Au cours de son écriture, ils décident de revenir sur les lieux de la colonie de vacances où l’indicible s’est produit ce fameux été. Et en y revenant, ils tombent sur Pierre. Il est toujours là. Il n’a pas bougé. Il a continué à exister. Mais il n’est plus le même que le Pierre imposant, si grand, si adulte, du début de la bande dessinée. Le narrateur se rend compte qu’il est devenu plus grand que lui. Il l’a dépassé. Pierre n’est plus dessiné de la même manière qu’au début de la BD. Il est petit, vieux, faible. L’acte violent qui provoque un déséquilibre si extraordinaire a été commis par un être si petit, et si humain. Ce petit homme qui paraît si petit, si ratatiné, à la main si tremblante, qui a tant de mal à ouvrir une bouteille, c’est bien le même qui était dessiné de manière si imposante et si écrasante pendant la première moitié de la bande dessinée. C’est bien lui qui est responsable de tant de colère et tant de souffrance. Cet acte monstrueux, cette marque indélébile sur cet enfant qui lui dira une fois adulte « un gosse c’est comme de la pâte à modeler, tu poses tes doigts, l’empreinte reste » a été commis par un petit homme tout ce qu’il y a de plus banal et ordinaire, au sourire et au visage inchangé.
Un dessinateur qui s’y connaît bien en monstres, réels et imaginaires, c’est Claude Ponti. Ses
albums pour enfants comme Pétronille et ses 120 petits et Au fond du jardin étaient toujours présents dans les bibliothèques des écoles primaires. Mais derrière cet imaginaire débordant, Claude Ponti a lui aussi été une victime de viol lorsqu’il était enfant. Il a connu les familles dysfonctionnelles, les violences sexuelles et tout le bouleversement intérieur que cela engendre. Le Nouvel Observateur titre à propos d’un article le concernant « Claude Ponti nous a parlé de ses monstres ; ceux de ses livres et les autres. » Ceux de ses livres et les autres seraient donc dangereusement proches. Les autres monstres sont pour lui ceux qui ont impulsé l’écriture. L’auteur raconté son enfance dans un de ses ouvrages pour adulte : Les Pieds-Bleus, 1995, Edition de l’Olivier. Tout y est : la violence si imbriquée dans le quotidien qu’elle en devient ordinaire, le monde adulte qui est un monde ennemi, les agressions sexuelles si banalisées qu’elles arrivent entre deux repas sans que personne ne batte un cil, et toujours en toile de fond, le refuge dans l’imaginaire. Les enfants qui se fabriquent un monde imagé, une autre vie, à défaut d’avoir, comme le dit le narrateur « un vaisseau spatial pour quitter cette planète de dingues ».
De la nécessité d’écrire la violence en passant par l’imaginaire
« Il est compliqué de saisir un effroi, un choc, un bouleversement, au plus juste de sa vérité, avec des mots. Comment écrire la violence ? Comment rester au plus strict, au plus vrai de sa crudité, de sa laideur? Comment ne pas tomber dans le voyeurisme, comment ne pas s’y noyer ? »
Il est compliqué de saisir un effroi, un choc, un bouleversement, au plus juste de sa vérité, avec des mots. Comment écrire la violence ? Comment rester au plus strict, au plus vrai de sa crudité, de sa laideur ? Comment ne pas tomber dans le voyeurisme, comment ne pas s’y noyer ? Certains écrits s’attachent à décrire le réel. Ce sont des autofictions, des documentaires. Ils s’attachent à se rapprocher du plus près possible de la réalité de la violence. Mais la littérature de l’imaginaire fait des histoires qui émerveillent à partir de récits banalement atroces, à partir d’un réel si violent que le seul choix est de s’en extirper. Elle ne cherche pas à s’en tenir au réel, elle permet de le sublimer. Elle en fait des histoires qui subsistent dans le temps, qui perdurent longtemps après que les témoignages et récits réels se soient évaporés et que les êtres humains de ces récits soient morts. Elle fait de la poésie avec de la laideur.
L’écriture salvatrice pour briser le silence
Souvent, en grandissant, nous nous rendons compte que la violence est partout autour de nous. À une époque comme la nôtre où les violences reviennent plus que jamais explicitement dans les conversations, nous réalisons que nous les connaissons, ces victimes et ces auteurs de violences. Nous les avons vus, côtoyés. Les récits familiaux en comportaient. Ils étaient là parmi nous et souvent insoupçonnés. Et pour les auteurs, parfois, même, et c’était peut-être le pire, ils étaient connus et pourtant protégés. Le silence n’était jamais brisé, les secrets de polichinelle restaient dans les tiroirs familiaux. Notre imaginaire collectif regorgeait de représentations imagées de ces violences. Les victimes parlaient. Ce n’était pas explicite, mais c’était là, dissimulé dans toutes ces œuvres qui nous ont bercées, faites par des hommes et des femmes victimes de ce qui n’aurait jamais dû leur arriver.
Ce qui nous parvient en écoutant l’Aigle Noir, ou en lisant Claude Ponti, ce sont les échos lointains d’adultes ayant quitté l’enfance en portant le poids d’une violence qui n’était pas la leur, qui était celle qu’on leur avait infligée. Une fois devenus adultes, ils ont écrit, chanté, dessiné, peint. Ils sont devenus leurs propres faiseurs de pluie et de merveilles. Ils ont puisé dans les visages des monstres humains et ordinaires de leur enfance pour nous raconter des histoires. Ils ont raconté leur histoire et encore beaucoup d’autres choses. Ils se sont construits et ont composé leurs œuvres avec. Jamais bien loin au sein de celles-ci, la marque que ces violences avaient laissé en eux, subsitaient. Si quelque chose a été brisé en eux, l’écriture et l’art est peut-être ce qui a pu leur permettre de se réparer. Vivre ces violences ne leur était pas nécessaire pour devenir des artistes, et cela n’aurait jamais dû leur arriver. Mais ils ont grandi, ils y ont survécu. Ils ont transformé tout cela en mots et en histoires.
Dans Il était un piano noir… mémoires interrompus, Barbara parlait explicitement des violences subies de la part de son père. Elle concluait ce récit par une phrase terrible : « Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire ». Devenus adultes, ils ne se taisent plus. Ils écrivent.
Ulysse Gasnier