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Briser le statut d’infans : Quand les personnes adoptées disent leur histoire

Au nom de « l’intérêt supérieur de l’enfant », les procédures d’adoption transnationales définissent un faire famille idéal et continuent de prendre pour modèle la famille biologique. Depuis quelques années, les enfants adopté·es devenu·es adultes se réapproprient leur histoire et apportent un regard critique et politique sur ces parcours.

Que signifie adopter et être adopté-e aujourd’hui ? La procédure s’est vue profondément remise en question. Les adoptions peuvent être effectivement frauduleuses, malgré un encadrement juridique international (Convention de La Haye de 1993) et national (agrément défini par l’article 353 du Code Civil, organismes autorisés officiellement à accompagner les procédures d’adoption), dont l’objectif est de protéger les enfants adopté·es. Dans la sphère publique, en contrepoint des discours des adultes adoptant·es ou des expert·es, les voix de personnes adoptées s’élèvent dès lors pour partager leurs expériences à la première personne. À partir de là, elles proposent un regard critique sur l’adoption transnationale. Dans cette mesure, le discours traditionnel sur celle-ci se trouve vidé de son sens : pourquoi l’adoption transnationale dont l’intérêt premier serait celui de l’enfant, se trouve finalement contestée par les personnes adoptées elles-mêmes qui en viennent à politiser ce vécu ? En creux est alors battue en brèche l’idée selon laquelle l’adoption transnationale relèverait d’un choix privé, individuel voire humanitaire. Dans la façon dont se construisent les parcours d’adoption transnationale et les institutions qui l’encadrent, on peut ainsi porter l’analyse sur un plan structurel et politique et formuler l’hypothèse selon laquelle l’adoption participe à la construction d’une norme du faire famille.

De l’ « intérêt de l’enfant » à la famille normée

Les discours et les textes de lois se centrent sur les « droits de l’enfant  » ou « l’intérêt supérieur de l’enfant ». En raison de cette prise en compte, une définition prescriptive des parents souhaitables serait ici engagée. Notre intention ne sera pas ici de déterminer quel serait le contenu d’un tel droit de l’enfant, mais de mettre en évidence comment ce type de discours participe à la normativité d’un faire famille. L’enfant est une figure à l’aune de laquelle il s’agit d’organiser et de contrôler les procédures d’adoption. C’est dans cette perspective que s’inscrit la convention du 29 mai 1993, intitulée « Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale ». Celle-ci s’ouvre sur l’idée selon laquelle « l’épanouissement » de l’enfant se trouve « dans un milieu familial, dans un climat de bonheur, d’amour et de compréhension ». Quel serait justement ce milieu familial propice ?

Celui-ci paraît être défini implicitement à partir notamment de la demande d’agrément, agrément qui est attribué par l’État. D’entrée de jeu, il est bien rappelé qu’il ne donne pas « un droit à l’enfant », mais que cet agrément « atteste de vos capacités à accueillir et garantir un environnement propice à l’épanouissement d’un enfant adopté1 ». Un certain nombre d’informations sont collectées sur les parents : état civil, casier judiciaire, mais aussi état de santé en ce qu’un certificat médical est demandé. Les personnes doivent se soumettre ensuite à une véritable « évaluation sociale et psychologique», menée par l’ASE (Aide sociale à l’enfance). Dans les années 2000, par exemple, un fonctionnaire de la DDASS (Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales, aujourd’hui Agence régionale de santé) visitait le domicile des adultes souhaitant adopter, et ces derniers devaient aussi s’entretenir avec un-e psychologue. Or pour Bruno Perreau, dans Penser l’adoption, il ne s’agit pas seulement de choisir de bons parents. par ces procédures, mais de « bons parents » capables d’éduquer de « bons enfants.3» Il y souligne effectivement le caractère vague, mais pourtant opérant de cette idée dans les pratiques, qui permet à la fois de garantir « des relations familiales bien « ordonnées  » mais aussi de prévoir la « société future4» , en se focalisant sur qui seront les adultes de demain. C’est pourquoi « l’intérêt de l’enfant  » semble jouer un rôle normatif, en tant qu’au nom de celui-ci la future famille doit correspondre à une certaine idée de la famille. Or celle-ci est à réinscrire dans une définition plus large : celle de la famille biologique.

La famille normale est-elle la famille biologique ?

Selon les textes juridiques, par le principe de l’adoption plénière (par différence avec l’adoption simple), il s’agit de créer des liens de filiation entre les adultes et l’enfant adopté-e. Les liens de filiation avec les parents biologiques ou avec tout autre membre de la famille biologique sont donc rompus et remplacés par les liens avec les parents adoptant·es. Grâce à cette fiction juridique, l’ordre familial biologique ne semble pas bouleversé par les procédures d’adoption transnationales mais demeure toujours le référentiel de ces familles. Au lieu de mettre en évidence le caractère profondément culturel (et construit) des structures familiales, celui-ci demeure recouvert par une référence permanente à la filiation biologique.

Celle-ci est présente d’ores et déjà dans le droit, puisque sur l’acte de naissance, l’enfant sera effectivement dit « né-e de ses parents adoptifs5» et les liens possibles avec une famille d’origine seront effacés ou niés. Il ne serait possible que d’avoir une seule famille, une famille normalement biologique  ; si ce n’est pas possible en l’état, on tâchera de la recréer. En ce qui concerne les discours, dans les entretiens avec les psychologues, peut revenir cette question de la ressemblance entre les parents et l’enfant – la décision concernant la délivrance de l’agrément se fait par ailleurs curieusement dans les neuf mois après la demande, comme s’il s’agissait de mimer une grossesse. Enfin, être une personne adoptée, c’est entendre en grandissant : « ce sont tes vrais parents ? » (avec pour variante : où sont tes vrais parents ? »), « c’est ta vraie sœur ? ». Partant, la vérité de la famille s’identifierait toujours à son caractère biologique. Dès lors, même dans le cadre d’une adoption transnationale, on chercherait à « naturaliser » ce lien filial. Or ces pratiques et ces discours sont aujourd’hui contestés par un certain nombre de personnes adoptées.

Politiser et contester l’adoption transnationale

L’autrice et réalisatrice Amandine Gay consacre son ouvrage Une poupée en chocolat (2021), mais aussi divers entretiens à une approche à la première personne de la question de l’adoption transnationale. Elle souligne les failles à la prise en compte de « l’intérêt supérieur de l’enfant ». Elle met notamment en évidence la difficulté de grandir en tant que personne racisée, dans un milieu où celle-ci est souvent la seule à l’être, sans accompagnement psychologique à même de prendre en charge certaines questions douloureuses, qu’il s’agisse de la peur de l’abandon ou de l’interrogation sur les origines. Toutefois, quand elle en parle, elle ne se considère plus comme une « enfant » adoptée, mais comme une « personne6». Être adopté-e est selon elle une identité, mais cette importance constitutive de l’enfance ne signifie pas pour autant qu’elle doive être constamment infantilisée.

Ce qui est particulièrement mis en question est le discours de la gratitude ; une personne adoptée devrait se sentir redevable, ce qui valorise cette adoption comme acte charitable, voire comme un sauvetage. Toutefois, comme l’explique Mathieu, dont le témoignage est présent dans le film-documentaire Une histoire à soi d’Amandine Gay (2021) : « Quand on parle avec les gens d’adoption, c’est toujours grâce à nos parents, que nous avons eu une famille et jamais grâce à nous, que nos parents ont eu un enfant7 ». Selon Amandine Gay, cet argument « humanitaire » est venu remplacer l’argument « civilisateur  » de la colonisation, comme répétition du complexe du white savior. Si des parents occidentaux peuvent adopter des enfants de pays étrangers, cela est à mettre en lien avec d’une part des inégalités marquées entre les pays, et d’autre part, un long passé colonial. Car c’est toujours dans un seul sens que les enfants sont adopté-es, de l’Asie, de l’Afrique ou d’Amérique du Sud vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. L’adoption transnationale engage donc des rapports de pouvoir entre États complexes qui s’inscrivent sur un temps long et dépassent l’acte a priori privé d’adultes cherchant à fonder une famille.

Cette complexité des parcours d’adoption transnationale est aujourd’hui mise en évidence dans la sphère publique par les personnes adoptées elles-mêmes, qui se rassemblent dans des mobilisations militantes, qu’il s’agisse du Mois des adopté-es (en novembre) ou d’associations comme La Voix des adoptés ou plus récemment AdoptEcoute. Moments d’échange, ce sont aussi des façons de rendre visibles les problématiques éthiques et politiques liées à l’adoption transnationale, de porter des revendications concernant une meilleure prise en charge des personnes adoptées mais aussi de proposer d’autres visions du faire famille. Une enfance traversée par l’adoption, passé individuel vivace et réapproprié, peut donc conduire à l’action et aux revendications collectives.

Maëlle Roussel

  1. « La demande de l’agrément », site du ministère de l’europe et des affaires étrangères, (2021, février)
  2. Ibid.
  3. Bruno Perreau, Penser l’adoption, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 167.
  4. Ibid., p. 176
  5. Amandine Gay, Norah Benarrosh-Orsini, « “Être adopté·e est une identité à part
    entière”. Histoire critique de l’adoption, avec Amandine Gay », Marseille, Panthère première, n°4, 2019.
  6. Amandine Gay, Une poupée en chocolat, Paris, La Découverte, 2021, p. 45.
  7. Amandine Gay (réalisatrice). Une histoire à soi, CG Cinéma et Bras de fer, 2021

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