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Médiaphi

Face au danger fasciste

Les élections présidentielles de 2022 ont vu pour la troisième fois dans les institutions de la Vème République le parti d’extrême droite du Rassemblement national (anciennement Front national), accéder au second tour. Le score de ce parti s’est alors élevé au pourcentage historique de 41,5%. L’entre-deux-tours a donc logiquement été marqué par des manifestations antifascistes. Logiquement ? Pourtant, par rapport au 21 avril 2002 quand le FN (Front National) a pour la première fois accédé au second tour d’une élection présidentielle, la réaction de la manifestation antifasciste ne semble plus couler naturellement. D’une part, on constate que les mobilisations sont d’une ampleur bien moindre vingt ans plus tard, d’autre part que la prolifération du slogan «Ni Le Pen Ni Macron» porté dans les cortèges a pu choquer les observateur·ices.  Ce slogan renvoyant dos à dos un parti héritier du néo-fascisme français d’après guerre et celui de l’actuel gouvernement a de quoi surprendre. Dans un sujet du Huffpost 1 on peut ainsi entendre une femme déclarant que les porteurs du slogan “ne mesurent pas le danger de l’extrême droite”. Mais alors, pourquoi une partie de la population qui prend pourtant elle-même une part active dans les manifestations antifascistes promeut-elle cette confusion dangereuse ? N’est-ce là que l’effet d’une perte d’orientation politique?

L’opposition 

Si le slogan choque, c’est que le RN (Rassemblement national) se trouve étroitement lié au milieu néo-fasciste français. Ce lien est pour commencer historique, puisque le FN fut fondé en 1972 par divers groupes d’extrême droite. Il peut être entendu aujourd’hui que l’éviction des militants les plus ouvertement antisémites ainsi que l’apparition dans le discours frontiste de considérations socio-économiques jusque là marginales nous montrerait un RN plus tolérable. Il est alors important de dire que les liens avec ces origines néo-fascistes ne sont pas que historiques, mais restent inscrits dans l’idéologie du parti. Le RN reste, avec dorénavant le parti Reconquête du polémiste d’extrême droite Eric Zemmour, la composante la plus brutalement raciste du nationalisme français. En témoignent les préoccupations de son électorat. En 2017 on relevait que, pour cet électorat, l’immigration, la “menace terroriste” et “l’identité française” apparaissaient comme les enjeux politiques centraux, quand les électeur·ices de gauche étaient préoccupé·es par les inégalités et les injustices sociales et celleux de droite par la situation économique et l’emploi 2 . Aujourd’hui la situation ne semble guère avoir changé de ce point de vue ; le slogan “On est chez nous” reste régulièrement scandé aux meetings du RN où on peut voir un public particulièrement mobilisé lorsque émerge le thème de l’immigration. Il reste que l’immigration ou l’identité nationale prennent objectivement moins de place dans les discours frontistes. Mais comme le relevait déjà Ugo Palheta dans son essai La possibilité du fascisme (2018) cela est dû au fait que le RN n’a plus besoin aujourd’hui de rappeler sans cesse ses positions en la matière. Un hallucinant moment de radio sur Europe 1 3 fait à lui seul démonstration que ce thème reste central même lorsque tacite. Mathieu Bock-Côté interroge alors la candidate Marine Le Pen : “Eric Zemmour affirme que la question de l’immigration est la question la plus importante […] est- ce que vous partagez ce constat ?” ce à quoi la candidate répond l’air aussi estomaquée que n’importe quelle personne ayant un tant soi peu de culture politique : “Jamais je ne pensais qu’un jour on me poserait cette question là. Vous savez je préside un mouvement depuis dix ans maintenant mais ce mouvement a cinquante ans. La première campagne qui a été faite par ce mouvement il y a cinquante ans c’était précisément pour dire aux français : attention la manière dont est utilisée l’immigration va entraîner le chaos dans notre pays. Et nous n’avons eu de cesse depuis cinquante ans d’alerter les français sur ce sujet.” Le racisme s’il ne s’exprime plus par des discours prenant appuis sur une pseudo-biologie reste un point central de l’idéologie du RN et le choix du vote RN reste le choix d’un vote raciste. Dans le projet frontiste, comme dans tout projet fasciste, la thématique de la régénération de la communauté passant par une purification ethno-raciale est centrale.

En marche, le parti d’Emmanuel Macron (récemment renommé Renaissance), est une formation plus récente qui à son fondement se piquait de faire de la politique autrement. Il est pourtant courant et peu difficile de le placer sa politique dans la continuité des politiques néolibérales qui se sont appliquées depuis les années 1970.  On pourrait introduire grossièrement ce qu’est le néolibéralisme en le comparant à son ancêtre pour en faire émerger les points d’accord et les oppositions. Comme le libéralisme, le néolibéralisme cherche à défendre l’économie capitaliste de marché et s’attèle à une critique de l’Etat-providence qui par son intervention viendrait perturber l’équilibre dudit marché. Cependant, contrairement au libéralisme classique qui prône essentiellement le retrait de l’Etat sous la forme d’un attentisme, le néolibéralisme va prôner, selon les mots de l’économiste Alexander Rustöw,  un “interventionnisme libéral” ou selon ceux de Michel Foucault “une dissociation […] entre le principe économique du marché, et le principe politique du laisser-faire”. Autrement dit on ne préconise pas une intervention qui irait “ à l’encontre des lois du marché mais dans la direction des lois du marché”. Pour illustrer cela, nous pouvons prendre en exemple la réforme de l’assurance chômage que le gouvernement Édouard Philippe a promulgué en 2019. Cette réforme qui a été présentée comme devant “responsabiliser les chômeurs” consiste globalement en une baisse des prestations sociales. Si on peut y voir une simple politique libérale de retrait de l’Etat-providence, il est important de noter que cela a été rendu possible par la baisse des cotisations sociales et l’augmentation d’un impôt : la CSG (contribution sociale généralisée). La différence fondamentale est que la cotisation sur le modèle de l’assurance donne accès à un droit qui échappe largement au mains de l’Etat alors que l’impôt en mettant les recettes dans les mains de l’Etat fait des indemnités une prestation sociale et lui permet donc d’en choisir la répartition. C’est ainsi qu’un Etat néolibéral peut transformer un droit à la continuation du salaire en une prestation “incitative”, c’est-à-dire en un outil au service du marché du travail capitaliste. On voit donc que le néolibéralisme a besoin de l’Etat pour une intervention en direction du marché et même d’un Etat fort (on y reviendra). 

L’opposition ?

Si l’élection présidentielle a fait s’opposer Emmanuel Macron et Marine Le Pen, présenter les relations  entre néolibéralisme et fascisme en termes de simple opposition pourrait sembler artificiel à quiconque se rappelle que Jean-Marie Le Pen se faisait appeler “le Reagan français”. Mais après tout, ce rapprochement aurait très bien pu être aussi opportuniste que les critiques que met parfois aujourd’hui en scène le RN contre la même doctrine économique ou le simple fait d’un mouvement sans colonne vertébrale sur le plan des thèses économiques. En fait, la présentation du néolibéralisme comme opposition au fascisme est classique et s’est largement développée autour du discours constitué par Friedrich Hayek notamment dans son livre La route de la servitude (1944). Les recherches sur le néolibéralisme après le cours de Michel Foucault Naissance de la biopolitique (1978-1979) se sont beaucoup intéressées à son développement après-guerre et se sont donc retrouvées confrontées à ce discours. Dans son cours Foucault donne donc deux points d’ancrage au néolibéralisme : un qui ” s’accroche à la République de Weimar, à la crise de 29, au développement du nazisme, à la critique du nazisme” un autre qui correspond à “ l’ancrage américain […] qui lui se réfère à la politique du New Deal, à la critique de la politique Roosevelt”. Dans sa préface de Du libéralisme autoritaire (2020), Grégoire Chamayou relève comme problématique cette approche du néolibéralisme qui, en se confrontant aux discours développés pour la situation comme opposition au fascisme et au nazisme, ne parvient pas aux origines avant-guerre du projet d’un “nouveau libéralisme”. Ce sont ces origines que Grégoire Chamayou va du reste chercher à faire émerger dans cette même préface, notamment en montrant la reprise par des auteurs comme Alexander Rüstow ou Walter Eucken se revendiquant d’un “nouveau libéralisme”  de la critique de “l’Etat total quantitatif” développé par l’idéologue nazi Carl Schmitt. Sous le nom d’”Etat total quantitatif”, Schmitt décrit l’idée d’un Etat sur-mobilisé par la société et ses groupes d’intérêts (syndicats, partis…) et incapable de leur résister. L’Etat total quantitatif qui s’étend ainsi par “faiblesse” face aux intérêts qui l’assaillent est opposé, dans la théorie schmittienne, à l’Etat total qualitatif qui lui n’est plus total que par “faiblesse”. Ayant concentré la puissance technique, propagandiste, etc., l’Etat total qualitatif est à nouveau capable de distinguer l’ami de l’ennemi et ne tolère plus la pression de forces subversives en son sein. La critique de l’Etat total quantitatif est repris par les nouveaux libéraux comme Rüstow dans le but d’expliquer la crise de 29 et de légitimer le recours à un “Etat fort, un Etat au-dessus de l’économie, au-dessus des groupes d’intérêt […], un Etat fort dans l’intérêt d’une politique économique libérale et une politique économique libérale dans l’intérêt d’un Etat fort car ces deux exigences se conditionnent mutuellement” 4 . En effet pour des libéraux l’enjeu est, face à des écoles économiques qui attribue la crise à des causes endogènes au capitalisme, de montrer que la véritable cause est étrangères à l’économie. Cette cause étrangère c’est la politique. On le voit, une conception néolibérale de l’Etat naît en concomitance et en dialogue avec les théories de l’auteur nazi Carl Schmitt. Cependant, cela ne suffit pas à en faire l’équivalent du fascisme qui, dans certaines configurations, peut totalement marginaliser la question de l’Etat. Comme le note Chapoutot dans son essai Libres d’obéir (2020), lorsque Carl Schmitt est évincé des lieux de décisions du IIIème Reich cela est sans doute dû en partie à des positions trop Étatiste face à des adversaires comme Reinhard Höhn cherchant à faire de l’Etat une administration secondaire au service de la communauté raciale germanique.

Les travaux historiques cherchant à réinterroger le rôle joué par les forces libérales dans l’avènement du phénomène fasciste ne permettent évidemment pas de faire un calque sur la situation actuelle. Ce qu’elles permettent et appellent cependant, c’est de sortir de l’idée d’un fascisme comme idéologie autonome, sans lien avec la modernité qui l’accompagne, et donc à penser la possibilité fasciste en lien avec les forces politiques contemporaines.

“La démocratisation accorde aux partis et aux masses ainsi qu’aux groupes d’intérêts qu’ils organisent une influence démesurée sur la conduite de l’Etat, et donc sur la politique économique”

Walter Eucken, Staatliche Strukturwandlungen und die Krisis des Kapitalismus (1932)

L’opposition !

Pour penser sérieusement la possibilité d’un fascisme qui soit non pas identique aux formes passées  mais un équivalent fonctionnel, faire l’analyse du rôle que peut jouer la politique néolibérale dans l’émergence d’une telle possibilité est indispensable. Force est de constater que la conversion à l’agenda néolibéral des différentes forces politiques en France ont permis l’émergence d’une possibilité fasciste. Possibilité électorale bien sûr, comme le relève Ugo Palheta dans son essai La possibilité du fascisme :  “l’adoption par la droite de l’agenda néolibéral, dans les année 1970, a laissé orphelines d’une représentation politique une partie des classes moyennes traditionnelles – petits commerçants, artisans, agriculteurs, professions libérales – mais aussi des franges conservatrices du salariat [..]. C’est dans cette brèche que s’est en premier lieu engouffré le FN, prétendant incarner seul “une droite sociale, nationale et populaire”. Ses premiers succès nationaux sont ainsi concentrés dans l’électorat traditionnel de la droite […]”. Mais l’avancée du fascisme n’est absolument pas réductible à des phénomènes de siphonnages électoraux. Ugo Palheta avance différents points pour en rendre compte. Parmi ces points se trouve évidemment l’avancée des idées xénophobes et racistes, avancée qui ne se limite pas au camp conservateur et se cristallise particulièrement en France autour de la population musulmane. Il mentionne également dans ces points l’avancée vers un Etat autoritaire qui est bien sûr visible dans la marginalisation des mécanismes du parlementarisme libéral traditionnel, mais aussi dans la destruction de droits sociaux renforçant le pouvoir patronal. On peut ici renvoyer à l’exemple de la réforme de l’assurance chômage pris plus haut ou encore aux ordonnances sur le droit du travail promulguées sous la présidence d’Emmanuel Macron en 2017. Les logiques anti-démocratiques se développent donc aussi dans les rapports de production. Ces deux points ne sont d’ailleurs pas forcément indépendants puisque le projet néolibéral, s’il prend souvent pour référence la direction d’entreprise, le fait en imaginant une entreprise d’où les rapports de classe seraient occultés. Or l’occultation des rapports de classe passe par la division et mise en concurrence des différentes franges du salariat ( en présentant par exemple certaines conquêtes salariales comme des “privilèges”). Mais cette mise sous le tapis des conflits de classe prête le flanc à une possible reprise en mains racistes. Dans Libre d’obéir, Johann Chapoutot relève que si aujourd’hui l’invisibilisation des classes au sein de l’entreprise passe aussi par la sémantique des “collaborateurs”, l’Etat nazi pour atteindre le même objectif en passait par le référent raciale en faisant la promotion Betriebsgemeinschaft (communauté des chefs et des ouvriers) et des “frères de race”. De manière plus récente on peut se souvenir du slogan frontiste : “1 million de chômeurs c’est 1 million d’immigrés en trop !”

Les émetteur·ices comme les récepteur·ices du “Ni Macron, ni Le Pen” ne devraient pas se laisser abuser par le slogan. Si celui-ci peut trouver un sens, il n’est certainement pas dans le renvoi à égalité du RN et de Ensemble. On ne peut pas penser que l’arrivée au pouvoir d’un parti fasciste violemment xénophobe et raciste comme le RN sera la simple continuation de la politique néolibérale. Le sens se trouverait bien plutôt dans la mise de côté de l’illusion selon laquelle les politiques appliquant un agenda néolibéral pourraient constituer un obstacle sérieux au fascisme quand il sert de terrain au développement à sa possibilité. D’où la nécessité pour l’antifascisme de ne pas se reposer sur un “barrage républicain” composé des forces mêmes qui font émerger le péril. Il s’agit, à partir de ces constats, de bâtir un antifascisme qui en se battant contre la xénophobie, et le racisme et le durcissement autoritaire de l’Etat, ne peut plus faire l’impasse sur une critique radicale des politiques néolibérales et de leur responsabilité dans la formation du danger fasciste.

Justin Nony

1 Voir la vidéo “Présidentielle : ces séniors répondent au “ni-Macron ni-Le Pen” des étudiants” de la chaîne Youtube Le HuffPost

2 Voir “Comprendre le vote au 1er tour de l’élection présidentielle” de L’express

3 Voir l’émission d’Europe 1 “l’interview politique de 8h20” du 14 septembre 2021

4 Alexander Rustöw, “Die staatpolitischen Voraussetzungen des wirtschaftspolitischen Liberalimus”(1963)

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