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Le progressisme à l’époque du cinéma social

Injustices et société : voilà quels pourraient être les mots d’ordre du cinéma social, un genre bien installé en France dont les sorties régulières font souvent l’objet d’un bon accueil critique. C’est un cinéma qui a ses codes, ses thèmes de prédilection, ses acteurs et réalisateurs fétiches, et qui, comme son nom l’évoque à demi-mot, a pour caractéristique de produire une critique sociale : précarité, licenciements, drogues, dépression – car le “social” ne désigne que ce qui touche les pauvres, entendons-nous bien.

S’agirait-il là de la voie progressiste vers laquelle Walter Benjamin espérait, dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1955), que le cinéma se dirige ? Ce court essai, dans lequel l’auteur utilise les théories de Marx pour produire une analyse matérialiste de l’art, est surtout connu pour sa thèse principale : la perte de “l’aura” des œuvres d’art, provoquée par l’émergence de nouveaux modes de productions artistiques. Ce n’est pourtant pas cette notion qui nous intéresse ici, mais d’autres éléments que l’on peut trouver çà et là dans l’essai – des éléments qui pourront éclairer notre regard sur le film social contemporain. Il s’agit pour cela d’en tirer les ingrédients d’un cinéma réellement producteur d’une critique sociale.

Car, si ce cinéma est souvent salué par la critique, alors peut-être devrions-nous justement nous interroger quant à sa propre portée… critique.

Cinéma, psychanalyse et rapport au monde

Lorsqu’il rédige la première version de l’Oeuvre d’art, en 1935, et alors que le cinéma est déjà organisé en industrie – la logique capitalistique s’en étant emparé dès ses premiers pas -, Benjamin assiste à la montée du fascisme que connaît l’Europe dans les années 30, tout en essayant de penser la possibilité d’une révolution non réactionnaire.

Pour comprendre le rôle que joue le cinéma dans ce contexte historique tendu, Benjamin s’inspire d’un théoricien dont l’influence sur un auteur marxiste pourrait paraître surprenante aujourd’hui, Freud. Il fait une analogie entre l’impact des théories freudiennes et celui du cinéma : de même que la psychanalyse a révélé notre inconscient psychique (il prend l’exemple des lapsus auxquels on ne faisait pas attention auparavant), le cinéma a révélé notre “inconscient visuel”. En effet, les différentes techniques cinématographiques de cadrage et de montage (gros plan, ralenti, etc.) ont découvert des structures insoupçonnées du réel. Elles ont ainsi chamboulé notre manière de percevoir consciemment les choses autour de nous, et donc d’interagir avec elles. Pensons par exemple à ces scènes, ordinaires ou non : nous utilisons le terme de flash back pour décrire une certaine expérience du souvenir, il nous arrive de vivre des moments importants (un objet précieux qui tombe et se brise sur le sol, les retrouvailles avec une personne aimée…) au ralenti, comme au cinéma… C’est alors non seulement tout notre rapport au monde que les modes de production cinématographique ont permis de modifier, mais également nos possibilités d’action dans celui-ci.

Les moyens de production d’un cinéma révolutionnaire

On peut dès lors commencer à comprendre comment le cinéma peut être porteur de critique sociale. Il s’agit de faire les choix de cadrage et de montage qui peuvent révéler au public certaines structures du social, comme par exemple les rapports de classe. Or, si on définit la révolution comme une remise en question des rapports de classe, on peut même qualifier un tel cinéma de révolutionnaire. Parmi les différents effets du cinéma, Benjamin s’intéresse particulièrement à la représentation des masses (c’est-à-dire de la classe laborieuse) à l’écran : “en règle générale, l’appareil saisit mieux les mouvements de masses que ne peut le faire l’œil humain”, note-t-il dans la conclusion. C’est en faisant ici apparaître à la masse exploitée sa condition de masse, ou en d’autres termes, en éveillant chez elle une conscience de classe – qui, rappelons-le, est un élément préliminaire à l’émergence d’un contexte révolutionnaire selon les théories marxistes – que le cinéma peut recouvrir une fonction révolutionnaire.

Cela implique la nécessité, pour mener une réelle critique révolutionnaire, que les masses se saisissent elles-mêmes des moyens de production du cinéma (comme il est déjà question qu’elles le fassent dans les usines), et qu’elles soient aussi elles-mêmes devant la caméra. Benjamin relève d’ailleurs que “une partie des interprètes des films soviétiques (…) sont (…) des gens qui jouent leur propre rôle, surtout dans leur activité professionnelle”, tandis qu’à l’inverse “[l’exploitation capitaliste] de l’industrie cinématographique a tout intérêt à stimuler l’attention des masses par des représentations illusoires et des spéculations équivoques”. 

Nous pouvons enfin ajouter une dernière condition, évidente mais non moins importante : que les masses (et nous ajouterions aujourd’hui les autres franges de la population qui sont marginalisées et exploitées), qui produisent autant ces films qu’elles bénéficient de leur portée critique, soient également leur public.

Et le cinéma social, dans tout ça ?

Revenons aux temps présents. Les moyens de production du cinéma appartiennent encore à la même classe sociale (la bourgeoisie) et si le cinéma social essaye d’échapper aux sociétés de production les plus lucratives, il n’empêche qu’il s’agit d’un milieu très fermé – pour ne pas dire élitiste. En outre, ce genre ne fait pas exception au fonctionnement mercantile du cinéma mainstream que remarquait Benjamin : là où le producteur est un marchand et le public un consommateur, la vedette a pour rôle, comme la marchandise, de vendre son image, entraînant le culte que lui voue le spectateur – pensons à Vincent Lindon, star du cinéma social. 

Concernant le public, force est de constater que les classes populaires qui constituaient une partie des spectateurs des salles de cinéma et, notamment, du film social dans les années 30, les ont aujourd’hui désertées. Il y a plusieurs raisons à cela : d’abord, l’augmentation des prix des salles de cinéma favorise un public relativement aisé. Ensuite, en dépit de l’accessibilité initiale du cinéma que remarquait Benjamin dû au fait qu’un film existe par nature en plusieurs exemplaires, contrairement à la peinture ou à une représentation théâtrale ; la multiplication des modes de visionnage (télévision, DVD, plateformes de streaming…) a entraîné une consommation individuelle du cinéma, au détriment d’une expérience commune et de masse. Mais même en dehors des cinémas, le public du film social n’est pas celui qu’il est censé représenter. On peut s’interroger sur l’intérêt pour ce public de visionner sa vie et ses problèmes au cinéma – surtout dans la mesure où ces films se terminent, au pire, sur un licenciement voire un suicide, au mieux sur un travailleur qui démissionne ou sur des patrons qui, dans un bouffée de générosité, acceptent de reprendre les négociations avec leurs employés.

Cinéma social et perspectives révolutionnaires, un rendez-vous manqué

Il convient désormais d’interroger le cinéma social dans sa forme. Prenons pour exemple le film La loi du marché (Stéphane Brizé, 2015), dont le rôle principal est justement incarné par Vincent Lindon. Thierry, chômeur, la cinquantaine, peine à retrouver un emploi et à encaisser les difficultés financières auxquelles sa femme, son fils handicapé et lui font face. Lorsqu’il trouve un emploi en tant qu’agent de sécurité d’un grand magasin, sa conscience morale est mise à rude épreuve.  Acteur et réalisateur qui figurent parmi les représentants du cinéma social français, précarité, recherche d’emploi, dilemmes moraux, famille et handicap… Si La loi du marché ne représente pas pour autant tout le genre auquel il appartient, tous les ingrédients sont là pour en faire un exemple paradigmatique.

La quasi-totalité des plans du film sont des plans rapprochés voire des gros plans sur les visages de Thierry, toujours en focale très courte, ce qui favorise l’expression de ses émotions. On trouve çà et là des plans laissant apparaître plusieurs personnages, mais il n’y a aucun plan d’ensemble : ni quand Thierry se dispute avec ses anciens collègues syndicalistes, ni quand les employés du supermarché et lui-même sont réunis face à leur supérieur. Cela a pour effet de produire une grande concentration sur la psychologie du personnage au détriment de la mise en évidence d’un rapport de classe, malgré les rares occasions permises par le scénario. Cette tendance à la primauté de l’individu sur toute formation sociale peut aisément être qualifiée de libérale. En adoptant les codes esthétiques du système même qu’il accuse, sa portée critique s’en trouve diminuée.

Le montage est quant à lui assez pauvre. Les scènes – Thierry à Pôle Emploi, Thierry qui dîne avec sa femme et son fils, Thierry qui passe sans succès un entretien d’embauche, etc. – sont souvent équivalentes à des plan-séquences et s’enchaînent avec le réalisme implacable de la fatalité. On peut questionner la prétention à se borner à une fonction descriptive et objective d’un tel montage : un petit détour par le “montage des attractions” d’Eisenstein nous éclairera quant à cette hypothèse. Contre un cinéma qui se contente de montrer des faits, le cinéaste soviétique théorise et applique, dans le début des années 20, un montage qui consiste à choquer et même à agresser le spectateur dans le but explicite de lui transmettre un message. Dans son film La Grève (1925), Eisenstein intercale, entre les plans de la scène du massacre des ouvriers grévistes, des images issues d’un tout autre contexte : l’égorgement d’animaux dans un abattoir. La mise en parallèle crée un sentiment d’horreur chez le spectateur. Un tel montage prend ainsi explicitement partie dans ses caractères descriptif (éclairer le spectateur quant à sa condition d’ouvrier au regard des idéaux communistes) et normatif (le pousser à agir). A l’inverse, le montage et la caméra de La loi du marché, en restant discrets et prétendument neutres, se cachent à eux-mêmes leur prise de position : une conception individualisée et psychologique du vécu des classes laborieuses, qui en vient en fait à fermer d’autres perspectives ; celles de rapports de force, de luttes de classes, de révoltes. En dépit de l’engagement sans doute sincère d’un tel film, celui-ci revêt involontairement un caractère normatif : les pauvres sont faits pour rester pauvres.

Les libéraux font leur cinéma 

La désertion des classes populaires tant parmi ceux qui font le cinéma social qu’au sein de son public peut nous conduire à nous interroger, avec l’historien Fabrice Montebello, si “la classe ouvrière [n’est pas] passée de sujet politique à objet culturel”. Ce questionnement est renforcé par le portrait très libéral que ce genre cinématographique fait des marginalisés. En d’autres termes, le cinéma social est lui-même devenu un objet de culture dominante : difficile, dans cette mesure, de voir comment le message qu’il cherche à porter peut remplir une fonction critique à la hauteur de ses espoirs.  En attendant de se réunir autour d’un cinéma véritablement progressiste, tel que le concevait Benjamin,  nous pouvons toujours nous faire des films.

Juliette Bonnet

  1. Sergueï Eisenstein : le cinéma peut-il éduquer les masses ? | CINÉMA ET POLITIQUE – YouTube

2. Le cinéma social peut-il être populaire ? [*] | Cairn.info

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