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Vote ou consensus ? Entre démocratie et illusion

Deux modèles antagonistes

Du vote pour choisir le lieu de sa prochaine rencontre entre amis aux élections de nos dirigeants, voter est un acte courant, presque intuitif. S’il surgit aussi fréquemment dans nos vies dès lors qu’il s’agit de prendre une décision, c’est parce que culturellement, nous le concevons comme l’outil le plus démocratique qui soit : la voix de chaque individu qui a le droit de prendre part à la décision compte autant que chaque autre, et la majorité l’emporte, légitimant ainsi le résultat au motif que celui-ci ne provient pas d’un petit nombre d’individus. Pourtant, ailleurs, d’autres formes de prise de décisions démocratiques existent et ont existé, certainement bien avant l’émergence du vote à Athènes 2500 ans avant nous. D’après David Graeber dans Pour une anthropologie anarchiste, l’écrasante majorité (pour ne pas dire toutes) des formes de prises de décisions collectives s’apparente au consensus, c’est-à-dire à la recherche d’accord entre les différents membres du groupe prenant part aux délibérations collectives. Le vote apparaît dès lors davantage comme une bizarrerie des sociétés européennes puis occidentalisées que comme le mode de prise de décision le plus démocratique et le plus intuitif qui soit. Alors, vote ou consensus, comment choisir ?

Le vote face à ses limites

Que le système de vote soit spécifique aux sociétés occidentales ne constitue pas un argument en soi contre le vote. Cependant, il nous invite à nous interroger sur le fait d’associer le vote à la prise de décision démocratique par excellence. La « démocratie » renvoie au « pouvoir du peuple ». Nous considérons le vote comme un outil démocratique dans la mesure où il cherche à rendre compte de l’avis du peuple via celui du plus d’individus possible, c’est-à-dire de la majorité. La majorité est pourtant difficile à définir. Prenons pour exemple les élections : le résultat dépend de bien d’autres facteurs que l’addition des voix des votants. D’abord, le système par lequel on le calcule diffère selon les pays et les époques, et plusieurs mathématiciens ont proposé des méthodes différentes (là-dessus, voir la vidéo du vidéaste : La statistique expliquée à mon chat : “Monsieur le président, avez-vous vraiment gagné cette élection ?”). Ensuite, le panel d’électeurs est plus ou moins large, comprenant une tranche d’âge plus ou moins large, les personnes résidant légalement dans le pays ou les citoyens détenant la nationalité dudit pays seulement, et ainsi de suite. Enfin, le taux d’abstention fausse la majorité – lors des régionales de juin 2021 en France par exemple, les abstentionnistes étaient majoritaires, et pourtant pas comptabilisés comme tels. La majorité n’apparaît dès lors plus comme un absolu, mais comme dépendant de critères modulables : quid de sa légitimité si des résultats divers peuvent être obtenus suivant les modalités choisies ? La première limite que le vote rencontre réside donc dans la difficulté de combiner les paramètres qui lui permettent de remplir au mieux sa fonction démocratique. Il existe en outre une tension intrinsèque entre vote et démocratie. Dans son ouvrage Pour une anthropologie anarchiste, l’anthropologue David Graeber identifie le vote à un moyen de soumettre les voix minoritaires à la volonté de la majorité. En effet, une fois le vote effectué et le résultat calculé, seule compte finalement la voix de la « majorité » : cela peut avoir pour effet de créer du ressentiment de la part des perdants du vote. Le pouvoir de décision n’incombe ainsi pas au peuple, mais à une partie du peuple.

Un autre modèle

Graeber montre qu’à l’inverse le consensus, qu’il décrit comme un « processus de prise de décision » qui a pour but de faire émerger « une ligne de conduite commune » et au cours duquel la prise de décision se fait progressivement, peut être un outil réellement démocratique s’il est bien réalisé. Celui-ci permet en effet de dégager un terrain d’entente entre les participants, plutôt que de compter les voix de chacun après exposition des différentes options. Si ce mode de prise de décision se décline en des formes diverses, il n’en demeure pas moins que son essence, dégager ensemble une solution à laquelle tous les membres adhèrent, semble le mieux correspondre au “pouvoir du peuple”.

Le risque du consensus

Graeber reconnaît malgré lui une première limite au consensus : celui-ci fonctionne dans une petite communauté où tout le monde se connaît -bien qu’il existe des “formes de consensus modifié requises pour les très grands groupes”. Car chacun, au lieu d’imposer sa volonté, connaît les attentes des autres et peut alors chercher un moyen de les concilier avec les siennes. Le consensus présuppose donc une configuration différente des espaces et des institutions de celle que nous connaissons actuellement au sein des Etats – ce qui ne poserait sans doute pas de problème à l’auteur. Pourtant, pour l’auteur Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire, le consensus fait courir le risque d’invisibiliser la minorité en cherchant l’adhésion de tous. A grande échelle en effet, ce système peut conduire à une illusion d’unanimité (via la manipulation de la minorité par la majorité par exemple), là où le vote permet de mettre en évidence les voix discordantes et leurs arguments, qui peuvent alors faire l’objet de nouvelles discussions.

Ajoutons que ce risque peut se retrouver même au sein d’un petit groupe de personnes, les relations interindividuelles n’étant pas à l’abri des jeux de domination implicites. Alors que le courant anarchiste cherche à abattre toute forme de pouvoir, le consensus peut laisser la domination s’infiltrer sans qu’elle dise son nom. La démocratie est mise en péril puisque, là encore, le résultat ne découle pas systématique ment du pouvoir de décision de tout le peuple.

Place à l’expérimentation

La réponse au dilemme ne réside peut-être pas tant dans une analyse des formes idéales du vote et du consensus que dans celle de leurs formes particulières d’une part, et du contexte dans lequel elles s’expriment d’autre part. En effet, sur ce second point, tant que des inégalités subsisteront, la démocratie dans la prise de décision restera imparfaite, voire illusoire : il existe en effet une corrélation entre inégalités et manque de démocratie, qui tend vers une causalité dans ce même sens (voir Kempf, Hubert, « Inégalité, redistribution et politiques publiques » dans Idées économiques et sociales, N°151, 2008).

Ainsi, une prise de décision véritablement démocratique suppose une égalité de fait entre les participants. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la forme de prise de décision la mieux adaptée à son contexte : quel vote nous paraît-il le plus juste, quel consensus le moins risqué ? Peut-on accorder les deux, en procédant à un vote lorsque l’unanimité est impossible par exemple, ou en recourant à l’un ou à l’autre suivant l’échelle et le genre de la prise de décision ? Toutes ces questions appellent, au-delà de la théorie, qu’on s’inspire de la pluralité des formes de démocratie déjà existantes, qu’on expérimente différentes modalités, qu’on accepte l’échec ; en gardant sans cesse à l’esprit que chaque essai est toujours réévaluable, amendable, révocable. Pour savoir lequel, du vote ou du consensus, est le plus démocratique, l’instauration d’un contexte propice et l’expérience de la démocratie demeurent nos meilleures alliées.

Juliette Bonnet

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