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Comment nos mots forgent nos maux

Dans L’homme révolté, Albert Camus exprime la nécessité d’utiliser des mots adéquats pour éviter de nourrir le mensonge universel. Cette notion peut être rattachée à celle de la doxa, définie en tant qu’ensemble d’opinions et de préjugés considérés comme évidents au sein d’une culture donnée, souvent sans recul ni délibération. Pour éclaircir la confusion du monde dans lequel nous vivons et éviter de tomber dans une doxa aux effets destructeurs, le fait d’avoir de nouveaux outils linguistiques pour définir nos expériences, qu’elles soient collectives ou individuelles, semble essentiel.

Plus un phénomène est banalisé, moins nous y prêtons attention, et c’est en évitant de le nommer que nous l’invisibilisons. C’est le cas de certaines oppressions, à l’image de la misogynie. Dans Ces hommes qui m’expliquent la vie, l’auteure Rebecca Solnit raconte son expérience face à un phénomène récurrent dans les discussions politiques ou privées. Elle estime qu’il existe un phénomène de prise de parole de la part de certains hommes qui supprime l’expérience vécue des femmes. Nous pouvons empêcher nos interlocuteur.ices de s’exprimer sans nous en rendre compte, même s’ il est souvent illégitime de le faire. Ne pas laisser les femmes s’exprimer dans des domaines qu’elles maîtrisent mieux est un phénomène si répandu qu’un terme est apparu suite à l’article de Solnit : le mansplaining.

Les mots dévoilent les phénomènes

De nombreuses apparitions de ce phénomène traversent notre histoire récente : depuis Ronald Reagan qui expliquait en 1980 lors du débat pour la présidence que la discrimination en matière d’emploi était dans l’intérêt des femmes, jusqu’à la très récente remise en question de l’interruption volontaire de grossesse par le gouverneur du Texas Gregg Abott.

Solnit avait d’abord été réticente à l’idée d’utiliser ce terme avant de prendre conscience de l’importance de définir les mots : « S’il vous manque les mots pour définir un phénomène, une émotion, une situation, alors vous ne pouvez pas en parler, ce qui veut dire que vous ne pouvez pas non plus vous rassembler pour évoquer ces problèmes et encore moins y apporter des solutions. (…) C’est peut-être particulièrement vrai en ce qui concerne le féminisme, un mouvement attaché à donner une voix et du pouvoir à ceux et celles qui n’ont ni l’un ni l’autre. »

Dans les années 1980, les mouvements féministes ont nommé des catégories entières de violations qui n’avaient jusque là jamais été reconnues comme telles. Elles ont ainsi permis la création d’un cadre d’action, libérant la parole de celles qui autrefois étaient condamnées au silence en leur permettant d’avoir un moyen de parler des abus dont elles ont été victimes. Bien nommer les choses nous aide à créer un cadre pour faire évoluer notre réalité, c’est permettre la reconnaissance de ce qu’il reste à changer. Donner un nom à un phénomène permet aussi de le quantifier, de le rendre visible afin de se rendre compte des dégâts qu’il cause. L’entrée du terme féminicide au sein des débats politiques actuels a mis en lumière un phénomène de contrôle perpétué par un système patriarcal attaché à l’emprisonnement psychologique et physique des femmes. L’ONU a estimé qu’en 2017, 50 000 femmes ont été tuées dans le monde par un partenaire intime ou un membre de leur famille. La quantification d’un phénomène nous fait prendre conscience qu’il est un schéma inscrit dans un système d’oppression plus large et non pas une expérience individuelle tragique. Mettre des mots sur une dysfonction sociale est la première étape nécessaire afin de trouver ses causes et de l’endiguer.

Par les mots, l’invisibilisation des phénomènes

A l’inverse, mal nommer un phénomène, que ce soit en l’inscrivant dans une catégorie trop large ou en évitant de le nuancer, peut invisibiliser nombre de problèmes qui lui sont liés. Dans le domaine de l’écologie, le terme anthropocène a notamment fait débat au sein des sphères universitaires. Le terme désigne une nouvelle ère terrestre caractérisée par la profondeur de l’influence humaine sur l’environnement, et ce sur un temps aussi long qu’une ère géologique. Mais ce terme fait débat par son aspect trop général, puisqu’il évoque une humanité abstraite (anthropos en grec), appréhendée comme un ensemble homogène, sans tenir compte de l’influence très inégale des différentes civilisations sur l’environnement. Le terme ignore les disparités qui caractérisent notre monde contemporain en matière de pollution, notamment entre les pays du Nord et du Sud (voir Ecologie déco- loniale, Malcolm Ferdinand, 2019).

Pour ce qui est du lien entre les limites du langage et l’écologie, Rebecca Solnit évoque la notion de « tyrannie du quantifiable », en expliquant que le mesurable prend toujours le pas sur ce qui ne l’est pas, ne nous donnant qu’un regard très limité sur le monde dans lequel nous évoluons et nous poussant à adopter un mauvais système de valeur: « nommer et décrire comptent parmi les tâches cruciales de toute révolte contre le statu quo imposé par le capitalisme et le consumérisme. En définitive, la destruction de la planète est due en partie, à une faillite de l’imagination ou à son effacement par des systèmes comptables incapables de compter ce qui est important. La révolte contre cette destruction est une révolte de l’imagination, au bénéfice des subtilités et des plaisirs que l’argent ne peut pas acheter et que les multinationales ne peuvent pas contrôler, une révolte qui nous pousse à être producteurs de sens plutôt que consommateurs, une révolte en faveur de la lenteur, du méandre, du digressif, de l’exploration, du sacré, de l’incertain. » Ainsi, certains termes nient la responsabilité de groupes entiers en homogénéisant et en réduisant les nuances. Dans Sens et expressions (1982), le linguiste John Searle explique qu’un énoncé entretient toujours deux rapports uniques avec le monde : soit en faisant en sorte de rendre les mots conformes au monde, ou à l’inverse en rendant le monde conforme aux mots. Au sein du monde politique, le langage est souvent utilisé dans cette seconde optique.

Mais le fait de vouloir effacer certains termes liés aux oppressions peut poser problème. Cela a notamment été le cas en 2018 lors de l’effacement du terme de race du premier article de la Constitution qui affirme que la France «assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le fait de supprimer ce mot n’efface pas les oppressions, mais les invisibilise, rendant le combat contre ces phénomènes d’autant plus difficile. Une réappropriation de ce terme a eu lieu ces dernières années dans les sphères militantes et celles des sciences sociales, modifiant son sens pour qu’il rende compte de la lutte antiraciste et non du racialisme. Ce mot est utile aux sciences sociales, leur permettant de pointer du doigt certaines oppressions systémiques banalisées. Pour le sociologue Eric Fassin, le fait de supprimer ce terme ne mettra pas fin au racisme, mais il risque plutôt d’avoir l’effet inverse : « Cette opération revient à dépolitiser la question raciale : le discours sur la vérité occulte un régime de pouvoir. Le mot race a en effet une réalité bien tangible et concrète pour les populations discriminées du fait de leurs origines ou de leur couleur de peau. » (France culture, Le Journal des idées, 11/05/2019).

Importance des métaphores

Au travers des concepts qu’il crée, le langage structure notre expérience du monde, souvent en modifiant notre appréhension même des phénomènes auxquels nous faisons face au quotidien. Pour rendre concret et incarner certains concepts abstraits, nous avons besoin de les comparer à des éléments préexistants, déjà identifiés.

L’ouvrage Les métaphores dans la vie quotidienne (1980) coécrit par Lakoff et Johnson traite de l’importance des métaphores et de la manière dont elles influencent notre quotidien en structurant nos concepts. Les deux linguistes font une typologie des différents types de métaphores qui existent, en évoquant les métaphores ontologiques. Ils expliquent que notre expérience des objets et des substances physiques, notamment de notre propre corps, nous procure une base pour comprendre les concepts grâce aux métaphores ontologiques. Il en va de même pour les phénomènes abstraits auxquels nous faisons référence par les métaphores ontologiques afin de pouvoir mieux identifier leurs différents aspects en les quantifiant, et nous permettre ainsi de pouvoir agir dessus. C’est notamment le cas pour les idéologies économiques et politiques, qui sont souvent formulées en termes de métaphores mettant en valeur certains aspects de la réalité tout en en masquant d’autres. Prenons l’exemple de la croissance économique, métaphore pouvant être critiquée par le fait qu’elle donne une connotation naturelle à la consommation, la comparant à un organisme vivant inarrêtable qu’il faudrait nourrir continuellement et à l’infini, niant les problèmes sociaux et environnementaux que la société de consommation fait apparaître.

Le choix de certaines métaphores infléchit la façon dont nous percevons le monde et souhaitons agir dessus, notamment en donnant une certaine connotation à des phénomènes spécifiques qui provoquent une réaction particulière chez les individus. Dans une série d’expériences, les deux psychologues Paul Thibodeau et Lera Boroditsky ont donné à des participants un rapport de crime concernant la ville fictive d’Addison.

La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel

L’homme révolté, Albert Camus, 1951

Les deux rapports étaient identiques à l’exception du fait que dans l’un deux le crime était décrit comme une «bête sauvage attaquant la ville» et dans l’autre en tant que «virus infectant la ville». Les psychologues ont ensuite demandé aux participant.e.s des solutions pour ces crimes. Ceux qui avaient lu le premier rapport ont suggéré la mise en place d’une application de la loi et des punitions plus sévères, tandis que ceux qui ont lu le second étaient plus enclins à proposer des réformes sociales à l’image d’améliorations économiques ou de soins de santé. (The Guardian). Lakoff et Johnson évoquent aussi les métaphores structurales qui utilisent des concepts déjà fortement structurés pour en structurer un autre. Mais elles ne se contentent pas de trouver un fondement dans notre expérience physique et culturelle : elles influencent aussi notre expérience et nos actes. Par exemple la métaphore de la guerre, omniprésente en politique, et qui a été très récemment utilisée par différents gouvernements pour décrire la pandémie du coronavirus. C’est celle qu’à utilisé le président français lors de son allocution du 16 Mars 2020. Mais cette métaphore a été critiquée, car bien qu’utile pour communiquer l’urgence et la gravité de la situation, elle a intensifié un sentiment d’insécurité et de peur, poussant par exemple de nombreuses personnes à dévaliser les supermarchés. L’utilisation de cette métaphore dans de nombreux pays a plutôt eu pour effet d’accentuer la peur de l’autre et la xénophobie à toutes les échelles, que ce soit au niveau diplomatique avec une montée des tensions entre la Chine et les États-Unis, qui ont chacun attribué à l’autre la responsabilité de la pandémie, ou encore au niveau mondial avec une multiplication des actes racistes envers les communautés asiatiques.

Dans une tribune écrite pour Mediapart, l’économiste Maxime Combes évoque le fait que cette métaphore invisibilise des pans entiers de la population en convoquant inutilement un imaginaire viril, un héroïsme masculin et l’idée d’un sacrifice national :

 « Face au coronavirus – et à n’importe quelle pandémie – ce sont les femmes qui sont en première ligne : 88 % des infirmières, 90 % des caissières, 82 % des enseignantes de primaire, 90 % du personnel dans les EHPAD sont des femmes. Le personnel médical le dit clairement : nous avons besoin de soutien, de matériel médical et d’être reconnus comme des professionnels, pas comme des héros. Il n’est pas question de les sacrifier. Au contraire, il faut savoir les protéger, en prendre soin pour que leurs compétences et leurs capacités puissent être mobilisées sur le long terme.(…) Lutter contre la pandémie du coronavirus n’est pas une guerre car il n’est pas question de sacrifier les plus vulnérables au nom de la raison d’État. Comme celles qui sont en première ligne, il nous faut au contraire les protéger, prendre soin d’eux et d’elles, y compris en se retirant physiquement pour ne pas les contaminer. SDF, migrant.e.s, les plus pauvres, et plus précaires sont des nôtres : nous leur devons pleine et entière assistance pour les mettre à l’abri, autant que faire se peut : la réquisition de logements vides n’est plus une option. Lutter contre le coronavirus c’est instituer la solidarité et le soin comme les principes cardinaux de nos vies. La solidarité et le soin. Pas les valeurs martiales et belliqueuses. »

Pour évoquer la pandémie, d’autres métaphores moins anxiogènes ont pu être mobilisées. Au Danemark, la reine Margrethe II a comparé le virus à un « invité dangereux » et a demandé aux danois de montrer leur unité en se tenant à l’écart. La création de néologisme ou l’utilisation des métaphores dénote de notre profonde volonté d’appréhender la vérité et de comprendre en profondeur nos expériences, qu’elles soient individuelles ou collectives. Dans le dernier chapitre Des métaphores dans la vie quotidienne, les auteurs refusent la conception objectiviste de la vérité unique et absolue tout en écartant la conception subjectiviste qui voudrait que la vérité ne soit accessible uniquement par une imagination dénuée de toute contrainte du monde externe. Ils proposent une troisième voix : l’expérientialisme qui replace l’homme dans ses interactions avec son environnement. Dans l’expérientialisme, la compréhension du monde naît de l’interaction incessante avec l’environnement et les autres au travers de l’imagination métaphorique. Ce concept permet d’appréhender de façon efficace la communication avec autrui : « L’imagination métaphorique est une capacité décisive pour créer une relation et communiquer l’essence de l’expérience non partagée. Elle consiste en grande partie dans la capacité d’infléchir sa propre vision du monde et d’adapter la façon dont on catégorise sa propre expérience. »

Le choix des mots et des métaphores que nous employons semble donc essentiel tant ces éléments influencent et structures nos expériences, pensées et actions. Ils peuvent ouvrir nos perspectives en rendant au monde sa complexité. Pour mieux se comprendre et comprendre les autres, il est essentiel de prendre du recul et de choisir avec soin les mots que nous employons. L’hygiène corporelle c’est important mais n’oublions pas de pratiquer une forme d’hygiène linguistique !

Inès Feau

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