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Mirror’s edge : détournement exploratoire et parkour vidéoludique

Le jeu vidéo tout comme chaque œuvre culturelle et artistique est porteur de discours (voir Les discours du jeu vidéo – Médiaphi 22 – Le débat – Janvier 2022). Chacun d’eux porte un regard, une vision du monde, parfois concernant la ville. Plus que cela, il semblerait que le jeu vidéo soit un médium de choix pour traiter de la question urbaine. Dans cet article nous explorerons le lien entre l’appréhension de la ville vidéoludique et celle de la ville réelle par le prisme des discours du jeu Mirror’s edge.

Une ville néo libérale et sécuritaire 

Mirror’s edge est un jeu vidéo iconique de parkour qui prend place dans une ville dystopique d’anticipation. Au premier abord, il ne semble pas apporter une approche nouvelle et émancipatrice de la ville capitaliste. Ce jeu de plateforme 3D en vue subjective sorti en 2008 par le studio DICE et édité par Electronic Art se situe dans une ville fictive non nommée et hyper sécuritaire (que nous appellerons la City par souci de simplicité). Le régime politique en place est proche d’un nouveau totalitarisme, ultime stade du néolibéralisme. En effet la subordination totale des habitant·e·s rappelle l’article de Frédéric Lordon Le totalitarisme, stade ultime du capitalisme ? (Cités, 2010). Le cadre du salariat semble museler, enrôler, envahir l’ensemble de la population. La vie professionnelle devient alors la vie tout court et contrôle la “masse”.   Un concept faisant également écho aux sociétés de contrôle, explicité par Deleuze dans Foucault (1986) et à la fonction de bio-politique : 

“gérer et contrôler la vie dans une multiplicité quelconque, à condition que la multiplicité soit nombreuse (population) et l’espace étendu ou ouvert.”
Gilles Deleuze, Foucault (1986) . 

Dans la City, on retrouve ce principe d’espace étendu, ouvert et peuplé d’un grand nombre d’individus et cela à très grande échelle, totalement applicable à celle d’une mégalopole.  Pendant que la police et les sociétés privées de sécurité ont droit de vie ou de mort, lea joueur·se incarne Faith, une traceuse, messagère employée pour livrer des informations et objets à travers la ville tout en contournant la censure. Il règne un climat délétère de surveillance pendant que la population travaille dans cette immense mégalopole connectée, rappelant le concept de smart city, si cher aux nouvelles urbanités néolibérales. En effet ces villes intelligentes visant à améliorer la qualité de vie des citoyen·ne·s en s’appuyant sur un écosystème d’objet et de service entraîne également de fortes dérives sécuritaires. La surveillance vidéo omniprésente complète ce schéma de ville numérique oppressante : la sécurité aux dépens de la liberté. 

Dans la City, les citoyen·ne·s voient leur cadre de vie formalisé dans un capitalisme extrême supervisé par un programme de contrôle sociétale (programme de citoyenneté). Il ne s’agit pas d’interdire mais d’entraîner l’auto-contrôle, faisant encore une fois tristement écho aux nouveaux statuts de nos sociétés, les sociétés de contrôle.

Design de l’espace : non-lieu et hétérotopie

Le design de l’espace et l’architecture de la City reprennent avec les courants d’architecture high-tech et moderniste nos codes occidentaux. Les gratte-ciel immenses et normalisés, faits de verre, de béton et d’acier, rappellent des villes comme Hong Kong et Singapour où l’emprise de l’espace capitaliste sur le corps est totale. Les lieux sont alors pensés dans un sens utilitariste. Les routes, rails, trottoirs,… réduisent le mouvement à des chemins préétablis, conçus pour le travail et la consommation. Les corps se retrouvent alors cloués au sol, bloqués dans leurs affects. Les lieux que parcourt Faith ont la particularité d’être vides de vie (principalement des toits mais également des entrepôts, des usines, des bureaux vides, des centres commerciaux …). On peut apercevoir quelques citoyens au loin sur le sol des rues mais les seuls êtres humains que lea joueur·se peut croiser sont les forces de l’ordre. Ce qui ajoute encore de la mélancolie à l’ambiance de cette ville si particulière. Ainsi, on retrouve le principe de non-lieu théorisé par Marc Augé, des lieux que l’on n’habite pas et dans lesquels l’individu demeure solitaire et anonyme ; des espaces de transit. 

Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu.

Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992)

La City serait peut-être elle-même un immense non-lieu, même les bâtiments vue de l’extérieur ne semblent pas posséder d’identité et d’habitant·e·s.  De plus, des travaux d’extension et d’amélioration semblent constants. Palettes, briques, grues et autres éléments de chantier jonchent le sol et sont présents dans la  plupart des quartiers. Ces mêmes travaux réalisés par personne et ne servant à aucun habitant·e·s rendent la ville inachevée et encore plus vide.  

Du point de vue du choix de la colométrie et du rendu de lumière, la ville devient extrêmement aseptisée, quasiment monochrome avec une dominante de ton blanc. Les différents espaces du jeu correspondent à un florilège d’ambiance, possédant une thématique (toits, métro, bureaux, espace de canalisation, etc), associés à une ou deux couleurs dominantes. Paradoxalement, bien que le cadre visuel et architectural soit extrêmement formalisé et épuré, une certaine poésie et mélancolie de ces espaces en ressort. Le rendu de la lumière précalculée stoppe le temps pour chaque niveau, le soleil ou la lune semblent figés. Chaque paysage ressemble à un tableau futuriste. L’ambiance y est vibrante et attirante mais également dystopique et irréaliste.  Certains pourraient alors penser que la ville de Mirror’s edge est une hétérotopie, une ville représentant une utopie concrète, incarnée dans un lieu et dans le temps. Cette clef de lecture pensée par Michel Foucault explicite les lieux réels possédant une discontinuité avec ce qui les entoure. Par exemple les musées, les bibliothèques, les prisons, les parcs d’attraction …

Il y a également , et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux […] dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacement, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacement réels que l’ont peut trouver à l’intérieur de la culture, sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables

Michel Foucault, « Des espaces autres, Hétérotopies » , Architecture, Mouvement, Continuité (1984)

Les non-lieux et les hétérotopies semblent alors se rapprocher du point de vue hors du temps et de l’espace. A la différence que les non-lieux représentent la surmodernité et que les hétérotopies peuvent potentiellement supplanter cette modernité, par une création de relations, d’identités et d’histoires nouvelles. Foucault explicite également que la différence de comportements, la création de nouvelles règles ou de nouvelles libertés marque l’existence de l’hétérotopie. Les villes vidéoludiques semblent alors être des hétérotopies en elles-mêmes, des utopies réalisées hors de tout lieux mais bel et bien localisables ; dans des mondes virtuels.  

L’art du parkour urbain, détournement exploratoire 

Mirror’s edge se positionne donc dans une ville dystopique, extrêmement controlatoire.  Et pourtant l’idée de fuite, d’évasion offerte par les règles de game design et notamment les objectifs donnent des possibilités de résister à ce cadre sécuritaire. Lea joueur·se est amené·e à explorer et comprendre comment se déplacer dans la ville. Les niveaux sont des courses d’obstacles (plus ou moins scénarisées) où le déplacement se fait principalement grâce à des mouvements de parkour. Cette pratique sportive et méthode d’entraînement  nous invite à nous réapproprier l’espace urbain. Lea joueur·se utilisera alors toutes sortes de mobiliers urbains (tyroliennes, plongeoirs, clôtures, murs, tuyaux, boîtes, bancs …) pour évoluer dans son environnement et finir les courses le plus rapidement possible. Le challenge ici est de trouver la route optimale et d’effectuer l’ensemble des mouvements avec précision. Dans d’autres parties de la ville, le rythme ralentit et laisse place à des phases plus réflectives dans lesquelles la recherche de son chemin dans un labyrinthe urbain de plateformes et d’obstacles est le principal objectif. L’aspect puissant de Mirror’s edge est que bien que lea joueur·se doit échapper aux forces de l’ordre et que des mécaniques de combat sont présentes, celles-ci ne sont jamais obligatoires, le gameplay (comment le jeu se joue) n’étant pas vraiment orienté sur la confrontation physique. Le principal challenge (tout en étant vecteur de réalisation de soi) est la ville en elle-même. La résistance ne se situe pas contre le système étatique ou ses forces de répression (du moins directement) mais contre l’espace.

C’est ce caractère prospectif du mouvement urbain, prenant place dans un perpétuel apprentissage ludique, qui fait de la ville un immense terrain de jeu tout en devenant un maquis de résistance.  Une nouvelle vision de la ville se dessine alors ; la ville dystopique en devient presque utopique par ses possibilités ludiques. La traceuse devient alors artiste et fait acte de résistance contre l’espace marchandisé et l’ordre social. Et peut être que l’hétérotopie citée plus haut n’est pas présente en tant que concept de lieu utopique concret dans la City mais que c’est alors la pratique du parkour qui dépasse l’enfermement utilitariste de l’espace capitaliste pour créer une hétérotopie temporaire sur les chemins détournés de Faith. 

Le speedrun, une pratique d’ouverture vers la dérive 

Une certaine nuance surgit tout de même, la liberté d’exploration et d’approche des situations est limitée et les espaces à parcourir sont principalement des “couloirs” ouverts.
Mirror’s edge n’est pas encore au point de proposer un monde urbain ouvert poussant à la totale exploration, ou à la dérive à la façon des situationnistes. Le principe de dérive pensé par Guy Debord en 1956 dans sa Théorie de la dérive exhorte les citadins à suivre leurs émotions pour regarder les situations urbaines sous un angle radicalement nouveau, notamment basé sur le ressenti intérieur et les émotions … 

Cependant, le speedrun, cette pratique vidéoludique où lea joueur·se est invité·e à finir le jeu le plus rapidement possible, permet un renouvellement de l’exploration de la ville de Mirror’s edge. Le jeu encourageant grandement à cette pratique, le cadre du speedrun exhorte les joueur·se·s à repenser les règles du jeu et notamment l’espace. Ainsi, par une recherche poussée des moyens d’aller le plus vite possible, la communauté trouve petit à petit de nouvelles techniques, de nouveaux glitchs (bugs d’un jeu qui peut être exploité de quelconque manière),  repoussant les limites de l’espace imposé par le jeu.  Un Out of Bounds (une sortie du personnage du joueur hors des limites prévues par le jeu), des subites  augmentations de vitesses, des rebonds aériens,… tous ces éléments reconfigurent les possibilités. Le gameplay s’en trouve enrichi et par la même occasion les possibilités d’exploration également.
Quasiment tous les toits et murs de bâtiments sont alors parcourables. La transformation du jeu de course en jeu de dérive urbaine devient une réelle possibilité. 

A l’aide de cette pratique, les  joueur·se·s peuvent totalement décider d’explorer librement cet univers et de la manière dont iels le souhaitent. Mais comme pour le parkour, cela demande entraînement et pratique. Cette possibilité de réappropriation et de transformation du discours est alors uniquement accessible à certains joueur·se·s expert·e·s. 

Ville vidéoludique et urbanisme, deux faces d’une même pièce ?

La City et notamment son exploration semblent complexes et dans la contradiction : dystopie et utopie, non-lieu et hétérotopie, surveillance, privation de liberté et résistance. Mais alors cette exploration vidéoludique dans une ville ne proposant à priori quasiment aucune émancipation du cadre capitaliste de l’espace, ne permet-elle pas en fin de compte de repenser la vision et l’exploration des villes réelles ?

Comme nous l’avons vu, le jeu vidéo peut peindre d’une manière fantasmée et fantasmagorique nos urbanités réelles avec les non-lieux dystopiques de la surmodernité et la projection hétérotopique que le jeu vidéo peut en donner par le faire du gameplay.  Le parkour et sa réappropriation de l’espace sont des éléments tant présents dans nos mondes virtuels que dans la “réalité”. Le détournement des règles de gameplay par le speedrun peut s’apparenter au hacking urbain ou à l’urbanisme tactique ; un type urbanisme collectif, «open source» et éphémère sous l’initiative d’habitant·e·s et de militant·es·s visant la transformation et la réaction à l’urbanisme institutionnel.  

Par la conception de l’espace qui agit sur nos actions, le propos raconté par les bâtiments et la conception des sources de lumière, l’architecte et lea level designer (concepteur·ice de niveau de jeu) agissent sur les mêmes leviers. Le game design, le level design ne sont pas si éloignés de l’architecture et de l’exploration des villes. Et le jeu vidéo pourrait bien avoir un impact majeur sur la vision et l’exploration de nos villes contemporaines et futures.

Hugo Veillé

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