Médiaphi

Chaque matin comme un jour de manif’

L’ère de l’individualiste est bien paradoxale : alors que ce dernier est considéré comme un « égoïste » qui agit « en fonction de son intérêt immédiat », la mobilisation sociale nous montre des individus indépendants se rassembler, se mêler et protester ensemble pour leurs droits communs et leurs revendications… Par quel prisme aborder ce phénomène? Relève-t-il de l’ordinaire ou du spectaculaire ? Quelle expérience en fait-on ?

Une expérience teintée d’ordinaire

Qualifier l’expérience de la manifestation d’extra-ordinaire ne va pas de soi. Outre ses affinités avec le système démocratique, le mouvement social s’inscrit dans un temps et un espace familiers, vécus et arpentés de long en large. Le béton de la rue reste inchangé, analogue à celui que piétinent des centaines de passants quotidiennement. Les acteurs du mouvement aussi, n’ont rien d’extraordinaire : ce peut être vous, moi ou lui. Chacun abandonne son anonymat social de la rue pour embrasser celui de la masse du cortège. D’ailleurs, l’événement en tant que tel n’est ni inédit, ni inattendu, ni incroyable : non seulement ses pratiques sont ritualisées, mais en plus il correspond à un rassemblement anticipé, organisé et négocié par les mobilisés, les organisateurs et forces de l’ordre.

Ainsi, outre le frisson de la première manifestation, rien, parmi les espaces, les pratiques et les acteurs, ne nous permet de saisir l’origine d’une possible expérience singulière qui sortirait de l’ordinaire. Or, peut-on vraiment défendre l’idée selon laquelle la manifestation est une banale activité parmi d’autres ? N’y a-t-il pas une part d’extra-ordinaire dans l’expérience de la manifestation dans la mesure où celle-ci pointe le bout de son nez dans une ère individualiste ?

L’exception du quotidien ?

Il n’est en effet pas, ou plus, question de parler de société « holiste  »  : L’individu est né, s’est affirmé et a changé la focale. C’est lui, l’être indivisible (individuum) et autonome qui est devenu le centre de gravité. Néanmoins, s’il est lié au développement des droits individuels et à la vie démocratique, il l’est aussi au culte de soi et à un individualisme toujours plus controversé.

Mais alors que l’on a tendance à voir cet individualisme comme une menace pour le lien social et, par extension, pour tout effort collectif et pour la démocratie elle-même, force est de constater que les manifestations existent et perdurent.


En fait, si l’individu occupe une place de plus en plus centrale, ce n’est pas pour autant que l’on peut parler d’une fin des « interrelations sociales ». Hobbes et Kant l’ont tous deux démontré, l’individu est un être social et politique qui a besoin de vivre en communauté. Et alors que Tocqueville pense un individualisme modulé par des « [unions] dans des buts politiques » et des « [associations] dans la vie ordinaire », Pierre Bréchon, lui, préfère parler d’une « individualisation ». Dès lors, s’il y a effectivement un recul de « l’abandon de soi » total pour le collectif, cela ne veut pas dire que l’individu ne s’engage plus et que la forme de la manifestation est incompatible à l’ordinaire individualiste. Mais alors, comment cerner l’expérience de la manifestation, à mi-chemin entre l’ordinaire et l’extraordinaire ?

La manifestation, une expérience qui sort de l’ordinaire

Manifester, c’est se réapproprier un espace, en réinterpréter sa fonction première, en user comme d’un mégaphone, comme d’un support où coller, taguer, graver, comme d’une terre symbolique où taper du pied. L’espace devient le moule parfait qui, par son étreinte, forme une masse solide et déterminée, un tout qui ne renie pas ses parties. Alors loin d’être un simple agrégat fortuit d’individus, la manifestation se présente comme une réunion organisée dans un intérêt commun. Elle se met en scène et joue sur les symboles, allant du choix du lieu à celui de la date en passant par les chants, les vêtements et les pancartes. Elle se théâtralise et donne corps aux idées véhiculées : elle se contraste avec la pratique ordinaire de l’espace pour mieux s’exprimer. Ses codes en font un instant cérémoniel et le collectif provoque un enthousiasme singulier : l’engagement et la sensation de peser plus à plusieurs donne l’impression d’une « puissance invincible ».

Et puis, dans la mêlée des corps, je croise le regard de l’autre, le bouscule, entends son cri, ressens son émotion, partage une clope, aide à porter la pancarte, coordonne mon pas au sien. Bref, l’interaction est inéluctable, les affinités se forment et, l’espace d’un instant, des individus tous aussi hétérogènes forment un tout uni et interconnecté. Les sentiments, les valeurs et idées semblent ainsi orientés dans une même direction, vers une même fin.

Ces impressions ponctuelles façonnent l’expérience de la manifestation et on en vient à comprendre que l’extra-ordinaire de celle-ci réside justement dans la prise de conscience d’une double tendance en l’individu : en quittant volontairement la masse silencieuse et anonyme pour intégrer la place du manifestant, celui-ci prend conscience de sa capacité autonome à se positionner dans la politique qui se joue et de son appartenance à une communauté avec laquelle il partage des intérêts et des biens. Ce sont des individus qui forment la manifestation, il n’est pas question d’un groupe fortuit, passif et apathique ni d’individualistes repliés sur eux-mêmes. Ainsi, ils font l’expérience dans un même temps de leur individualité propre et du sentiment du collectif, reconsidérant alors chacun, ni complètement anonymisé, ni complètement individualisé.

C’est une odein/intiation à la communauté chantée/vécue par des individus aussi bien distincts qu’entremêlés.

Ines Wicker

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