Des doctrines aux latrines

Monde fascinant que sont les toilettes publiques, en plus de pouvoir y déduire le niveau de richesse et d’investissement sanitaire de la structure dans laquelle elles se trouvent, elles sont un petit monde intime où foisonnent slogans politiques, phrases philosophiques et autres punchlines toutes plus créatives les unes que les autres et il n’aura échappé à personnes que ces dernières sont en grande parties des réactions à chaud sur l’actualité.

Des curiosités aux cabinets

Florilège d’interjections murales ; « Darmanin violeur », « Tous communistes » et une petite favorite « veuillez laisser l’Etat dans les toilettes où vous l’avez trouvé », les avis politiques se mêlent aux expressions subjectives sur ces murs observés par des strates si différentes de la population. Et oui, les toilettes sont bel et bien ces musées imaginaires ayant une accessibilité universelle à faire pâlir Malraux. Des sorties pédagogiques bien trop négligées par les meilleurs Hussards noirs de la République.

De la contemplation quotidienne (des apopatos)

De fait, tout le monde passe aux toilettes, elles se présentent ainsi comme un lieu de visibilité unique qui rassemble les citoyens, aussi différents qu’ils soient, autour de leur caractère fondamentalement humain, soumis chacun à ses besoins primaires. La passivité de l’activité et le besoin de divertissement explique le choix des écrivains urbains de s’exprimer en ce lieu, supputant probablement que l’esprit y est au paroxysme de sa disponibilité. Chaque visiteur est ainsi un Gargantua en puissance, capable, à cet instant, d’ingurgiter masse de savoirs et d’idées. On entre ainsi avec autant de joie dans des toilettes taguées de haut en bas que dans un parc d’attraction.

Sens métaphysique du sujet politique et de sa mutation

Mais outre la commodité d’un tel lieu, il semble que leur usage ne soit pas seulement révélateur d’une praticité mais également de paradigmes. Ainsi, dans Réflexions depuis les cuvettes, le philosophe slovène Slavoj Žižek reconnaît l’existence d’une perception idéologique derrière les différents designs de toilettes. Parmi trois attitudes existentielles, aux côtés des Allemands et des Anglais, le design des toilettes françaises dénote d’une hâte révolutionnaire et d’un certain radicalisme. Les toilettes françaises démontrent la préférence de l’esprit français pour la politique, plus que pour l’économie chez les anglais ou la métaphysique chez les Allemands. On verra donc plus souvent dans nos WC publics « Tous communistes » que « Tous des raisons conséquentes régies par la loi morale ».

Les toilettes et leurs écrits sont significatifs du sujet politique moderne. Si l’écrivaine américaine Erica Jong dans le Complexe d’Icare (1973) se permet de dire que « les toilettes allemandes sont la véritable clé des horreurs du IIIe Reich » on peut dire que les toilettes modernes sont la véritable clé des conflits politiques de notre temps. De nombreuses revendications fortes, exprimées dans des espaces segmentés, comme sur les réseaux sociaux, une politique placardée jusque dans les détails du quotidien mais dont le message lui-même semble adopter cette nature de détail, de presque blague qui ne parvient que très peu à engager le lecteur. Il nous marque sur le coup, s’estompe dès que le cours du quo-tidien nous rattrape, et nous passons à autre chose.

Aux chiottes l’arbitre ! 

Contemplateurs privilégiés que nous sommes tous l’espace d’un instant. Œuvres révolutionnaires in situe que sont ces doctrines. Mais à spectateur exceptionnel, artiste remarquable. Car écrire dans les toilettes c’est se placer artistiquement comme créateur subversif. L’aspect intime et fermé des WC se prête en effet tout particulièrement à l’exercice militant, où, caché de l’œil inquisiteur des passants, le graffeur peut laisser libre court à sa fougue séditieuse. Bien qu’ils soient souvent oubliés, les artistes de cabinets s’acharnent à semer les graines qui fleuriront les pavés. Les êtres comme les théories entrent donc dans les toilettes pour mieux en sortir. Pour l’intérêt sanitaire mais aussi républicain, il est donc nécessaire que les toilettes demeurent l’endroit où les rois vont seuls.

Lucile Thevon