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Des mensonges à la violence, jusqu’à la désobéissance politique

Depuis quelques années, les actions de désobéissance civile se multiplient, qu’il s’agisse d’ouvrir des squats ou d’investir les locaux de la multinationale Bayer comme cela a été fait par Extinction Rebellion à Lyon le 19 mars dernier. Ces actions s’inscrivent en dehors du cadre légal, mais revendiquent une double légitimité démocratique : ils désobéissent pour la préservation et l’extension des biens communs. Sociologues et philosophes ont longtemps fait appel à la responsabilité individuelle pour justifier ces pratiques politiques ;  néanmoins pour Arendt, ces actions ne peuvent être réduites à un arbitrage moral individuel…

L’angle de vue de l’arbitrage moral a été tellement véhiculé par les discours intellectuels, engagés ou non, que cette rhétorique de la responsabilité individuelle imprègne jusqu’au discours des militant·e·s quand on les interroge sur leurs pratiques. Penser avec Arendt, c’est donc se donner la possibilité de dépasser la question de la morale et finalement se donner les moyens de traiter la question  de la désobéissance à la loi d’un point de vue politique.

Socrate et Thoreau, menteurs à répétition

Qu’y a-t-il aux origines de la désobéissance civile ? Un mythe autour de deux figures, Socrate et Thoreau, dont l’héritage est toujours revendiqué. À rebours de cette mystique, Arendt estime que les deux hommes n’ont pas agi selon des principes assimilables à ceux de la désobéissance civile, car ils ont fini par invoquer la conscience individuelle pour justifier leurs actes. Socrate, par exemple, n’a jamais contesté les lois ni leur essence, mais seulement leur interprétation par les juges athéniens, et, selon l’aveu de Platon dans l’Apologie de Socrate, c’est en fait plutôt au nom d’un contrat de fidélité avec lui-même qu’il accepte sa condamnation. Au contraire pour Arendt, la désobéissance n’est civile que si elle opère un double dépassement de la raison individuelle. Elle doit d’abord toujours s’effectuer au nom d’un groupe, et toujours au nom de changements désirés par l’ensemble de la société :  « Ces derniers [les groupes contestataires] constituent en fait des minorités organisées, unies par des décisions communes, plutôt que par une communauté d’intérêts, et par la volonté de s’opposer à la politique gouvernementale, même lorsqu’elles peuvent estimer que cette politique a le soutien d’une majorité. »   

Mensonges des gouvernants, violence des gouvernés 

Pour Arendt, le mensonge fait partie de la politique, car « la véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. » Non pas qu’elle s’en réjouisse, mais elle juge que le mensonge est « une tendance passive à l’erreur, à l’illusion et aux distorsions de la mémoire », moins grave que « la falsification délibérée », qu’elle définit comme « une capacité active et agressive » à cacher des choses ou à tromper l’électorat. C’est cet aspect du mensonge qu’elle dénonce, sources historiques à l’appui, quant à la gestion de la guerre du Vietnam par les Etats-Unis. Selon elle, la révélation des Pentagon Papers en 1971 met au jour un paradoxe : « poussé au-delà d’une certaine limite, le mensonge produit des effets contraires au but recherché. » Au lieu d’endormir celles et ceux à qui il s’adresse, a la force d’éveiller en eux la colère et la violence.

On pourrait alors être tenté de trouver une justification légitime au recours à la violence, arguant que les actions de désobéissance en matière écologique répondent aux mensonges des gouvernants, ainsi qu’aux scandales sanitaires révélés ces dernières années. Toute une partie de l’argumentaire d’Extinction Rebellion (XR) dans l’action du 19 mars pour dénoncer le revirement du gouvernement qui a ré-autorisé l’usage des néonicotinoïdes repose d’ailleurs sur l’accusation d’une « fabrique du doute », ou comment la science est parfois instrumentalisée pour faire mentir la science. Ce n’est pourtant pas l’analyse proposée par Arendt. En effet, selon l’auteure, si la violence se déploie comme une conséquence du mensonge politique poussé à l’extrême, comme « unique façon de rééquilibrer les plateaux de la justice », le recours à la violence est néanmoins toujours synonyme d’une défaite du politique qui devrait pouvoir se passer de violence. « La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime », écrit-elle, indiquant par-là que la violence peut être « instrumentale », donc circonstanciée, mais pas inhérente au pouvoir. Contrairement à ce qui a pu lui être reproché, Arendt ne condamne pas a priori l’usage de la violence dans les mouvements de désobéissance civile : celle-ci est un instrument pour changer les rapports de force, à manier avec précaution.

Désobéissance politique 

La désobéissance civile, loin de pouvoir être pensée uniquement sous le prisme de la morale individuelle, doit toujours être mise en lien avec le politique. Pour Arendt, il semble qu’elle naisse de l’affaiblissement du politique, et qu’elle soit en même temps ce qui entend le refonder : « le système du gouvernement représentatif connaît aujourd’hui une crise en partie parce qu’il a perdu avec le temps toutes les institutions qui pouvaient permettre une participation effective des citoyens […] la bureaucratisation et la tendance des deux partis à ne représenter que leur appareil. » Au contraire, la désobéissance civile semble ouvrir la voie à une possible réintégration des citoyen.ne.s au politique ; Arendt rappelle ainsi que les groupes contestataires qui forment le cœur des groupes désobéissants sont souvent issus de minorités, auparavant demeurées en marge du consensus politique. Par exemple, les afro-américains qui ont conduit le mouvement des droits civiques avaient été exclus de la définition de la citoyenneté. De même pour les militant.e.s écologistes qui déclarent aujourd’hui défendre Gaïa : à l’heure actuelle, elle est exclue du pacte social ! 

Zéphora Rousseau

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