Médiaphi

Entretien : « Politiser l’éthique animale »

Nous vous proposons un dossier pasolinien, où les pensées se mêlent sans perdre leur cap. Un retour à la racine sur la question de l’éthique animale avec d’abord un entretien de Patrick Llored, enseignant-chercheur en philosophie qui nous met sur les pas de François d’Assise, saint catholique selon lui en rupture avec le catéchisme anthropocentrique de l’Église. Cet entretien sera complété par deux points de vue, qui engagent une réflexion sur les convergences possibles entre l’éthique animale, l’anarchisme et la lutte féministe. Une enquête dont la piste à travers temps, nous conduira à soumettre la domination à la question : sur quel argument théorique se fonde-t-elle ?

Le Médiaphi – Quelle est selon vous la cause de notre aveuglement moral à l’égard des souffrances des animaux ?

Patrick Llored – Je ne crois pas que l’on puisse expliquer les relations que nous avons avec les animaux par l’expression d’aveuglement moral, parce qu’elle implique qu’il y a quelque chose dans la morale qui nous empêcherait de voir l’état réel de ces relations. Mais ce n’est pas une question privée, bien au contraire, il s’agit plutôt d’un aveuglement anthropologique, socialement construit. Même chose pour le terme d’aveuglement : nous savons très bien que la violence exercée sur les animaux depuis des siècles atteint des sommets. Ce qu’il se passe, c’est que nous essayons de la justifier ; il s’agit en vérité d’une forme de mauvaise foi, d’un mensonge fait à nous-mêmes. Il s’agit en réalité d’un mensonge que toute une société s’impose à elle-même sous la forme de la dénégation. C’est donc une dénégation culturelle de grande ampleur à laquelle l’éthique animale doit s’affronter. C’est dire l’ampleur de la tâche qui nous attend !

LM – Qu’a-t-on donc construit culturellement pour justifier cette violence ?

PL – Ma thèse est qu’il s’agit d’un problème totalement dépendant des religions. Nos sociétés ont tellement été façonnées par elles que nous n’avons plus conscience de ce qu’elles ont institué, notamment notre rapport à l’animal et à la femme. Il faut aller chercher dans la religion qui a fait l’Europe, et plus particulièrement dans le christianisme, des éléments qui permettent de comprendre comment nous en sommes venus à cette vision de la nature. Il faut accepter le constat suivant : tous les penseurs, tous les théologiens, ont été dans leur écrasante majorité anthropocentrés. Il n’y a pas un père de l’Église qui ait réfuté l’anthropocentrisme. Même s’il y a eu quelques débats, il existe bien une pensée chrétienne unique à l’origine de notre vision de l’animalité qui s’est imposée, et qui a inventé l’image que l’on a des animaux comme êtres inférieurs, parce qu’ils ne disposeraient pas de la principale caractéristique qui fait le propre de l’homme, c’est-à-dire la raison. C’est ce que j’appelle le problème du logocentrisme.

Ce logocentrisme est le fond du problème : c’est tout de même incroyable que nos sociétés continuent à penser que les animaux sont des imbéciles ! C’est lui qui fait que l’on ne puisse pas accorder des droits aux animaux, ni de responsabilité, encore moins morale, car on devrait pour cela leur reconnaître un minimum de raison. On ne peut pas non plus leur accorder l’existence de cultures animales, alors même qu’il y a des interactions entre eux et nous d’une très grande complexité. On arrive donc à des situations qui se traduisent par des catégories très lourdes et très violentes, comme celles relevant du droit, où les animaux sont encore aujourd’hui considérés comme des biens matériels, et ne pouvant donc qu’appartenir au domaine de la propriété, comme des possessions humaines. Le droit est aujourd’hui ce qui abrite la plus grande force du logocentrisme, l’empire même du logocentrisme anthropocentrique !

C’est le christianisme qui a toujours défendu ce préjugé logocentrique depuis l’Antiquité, en partie parce qu’il s’est nourri d’autres traditions philosophiques tout aussi violentes. C’est important de dire que le christianisme n’est que le produit ultime de traditions philosophiques, par exemple le stoïcisme, mais aussi la pensée politique aristotélicienne. La théorie d’Aristote est anthropocentrique jusqu’à la moelle. Regardez ce fameux texte au début des Politiques, où il soutient que la différence fondamentale entre les hommes et les animaux repose sur cette distinction : les uns sont capables à travers le langage rationnel d’établir des relations avec des arguments, et sont donc capables de faire preuve de rationalité politique pour échanger autour du bien commun – les animaux en étant incapables, et doivent donc être exclus du monde politique. « Au commencement était le Verbe » (Jean 1:1), finalement, c’est très aristotélicien ! Il y a un immense problème de toute la pensée occidentale, qui s’est façonnée en excluant systématiquement l’animal et tout ce qui n’est prétendument pas rationnel, pour mieux s’opposer à toute prise en considération d’une raison animale d’un genre particulier.

Pour sortir de ce conditionnement, il faut des efforts intellectuels tels que personne n’est aujourd’hui capable de le faire – d’où le fait qu’en France, l’éthique animale n’existe pas encore, et ne soit enseignée nulle part. Il doit y avoir trois ou quatre chercheurs qui travaillent dans ce domaine dans les universités françaises, mais la situation est catastrophique : personne n’ose prendre en charge cet immense problème qui fait que la pensée occidentale est une pensée totalement anthropocentrée. Il y a bien eu des études très sérieuses sur l’histoire des relations homme-animal, mais elles n’ont pas mené en France au développement d’une éthique animale digne de ce nom. Mais enfin, c’est comme si on faisait de la sociologie en refusant de s’intéresser aux conflits de classe, sous prétexte que ce serait trop militant ! Il y a un problème de fond : un blocage institutionnel conscient ou non qui fait que des objets de recherche inédits (théorie queer, nouvelles formes de sexualité, animalités, etc.) ne peuvent pas se développer. Le même problème se pose d’ailleurs au sein de la religion : toutes les contestations de l’anthropocentrisme au sein de l’Église ont été systématiquement censurées.

LM – Vous accordez en effet beaucoup de place à l’étude de ces contestations internes à l’Église dans votre livre, et en particulier à François d’Assise. En quoi peut-on dire que sa position est révolutionnaire ?

PL – C’est la première et la dernière contestation sérieuse de l’anthropocentrisme. François d’Assise a tenté de montrer que l’on pouvait continuer à être chrétien, au sens franciscain, c’est-à-dire à considérer par un acte de foi que le Christ est présent chez tous les vivants, et que dans cette mesure il est possible théologiquement et éthiquement de considérer que la foi n’interdit en rien d’étendre une forme de considération morale aux animaux. Dans une optique antispéciste, je considère qu’il faut apprendre à lire et interpréter l’héritage radical du franciscanisme primitif tel qu’on peut le lire dans les textes franciscains.

« J’enjoins à tous mes frères, tant clercs que laïcs, qui vont par le monde ou qui demeurent dans les lieux, de n’avoir aucune bête en aucune manière, ni chez eux, ni chez autrui, ni d’aucune autre manière. Et qu’il ne leur soit pas licite d’aller à cheval, s’ils n’y sont pas contraints par la maladie ou par une grande nécessité. »

François d’Assise : écrits, vies, témoignages, “Que les frères n’aillent pas à cheval”, Le Cerf/Éditions franciscaines, 2010, p.207-208.

Quand François est devant un animal, il lui reconnaît immédiatement ce qu’aucun chrétien de l’époque n’aurait pu reconnaître à l’animal : il lui reconnaît un corps vulnérable, et une raison. Vulnérabilité et raison partagées par tous les vivants, humains et non-humains, c’est la déconstruction de l’anthropocentrisme chrétien. L’historien Jacques Dalarun a découvert récemment un manuscrit inédit sur François, dont il analyse la portée dans La Vie retrouvée de François d’Assise. Dans ce manuscrit, on s’aperçoit que sur certains mots, il y a des traces d’ongles. Des passages entiers ont été grattés, ce qui rend les phrases incompréhensibles. Ça a l’air surréaliste, mais plusieurs années après la mort de François, le pape Saint Bonaventure, qui a lui-même dirigé l’ordre des franciscains, a ordonné aux moines d’effacer tout ce qui aurait pu critiquer l’anthropocentrisme chrétien et la tradition chrétienne !

C’est la même chose pour les fresques qu’on voit partout, par exemple celle du sermon aux oiseaux. Bonaventure a réécrit la vie de François, en demandant aux plus grands peintres du XIIIème siècle de peindre à Assise, dans la chapelle, de fausses histoires le concernant. Giotto par exemple, a tout falsifié – il présente un Saint François gentillet, « de droite » … Saint Bonaventure lui a ordonné de ne surtout pas représenter d’humains sur les scènes peintes, parce que cela montrerait qu’il a prêché aux hommes, alors qu’il n’avait pas le droit de le faire – François était un moine laïc, il n’avait pas le droit de prêcher. Alors Bonaventure dit à Giotto : mets donc des oiseaux. C’est bête, les bêtes, et puis c’est sympa. Les gens qui verront ça diront « Waouh il était bien gentil avec les oiseaux », mais au moins il n’y a pas d’humains. L’historienne italienne Chiara Frugoni en a bien analysé les ressorts dans son livre François, le message caché dans les fresques d’Assise. Tout ça a été fait pour neutraliser le message politique de François en donnant de lui une image d’ami des animaux, qui pousse à lire les appels à la fraternité animale comme purement symboliques. C’est une reconstruction politique de l’histoire comme rarement on en a fait, y compris dans les systèmes totalitaires !

La légende de Saint François : le sermon aux oiseaux, fresque de Giotto, fin du XIIIème siècle, Basilique d’Assise (détail)

Or, ce manuscrit écrit par le plus proche disciple de François, Thomas de Celano, a été retrouvé. Et en parlant de ces épisodes de prédication aux animaux, l’auteur écrit que François leur parlait « comme capables de raison ». À l’époque, personne ne pouvait parler comme cela. Alors on pourrait dire que ce n’est qu’une comparaison, mais qu’ils la possèdent véritablement ou non, là n’est pas la question : il leur reconnaît cette faculté. De la même façon que Descartes écrit dans le Discours de la méthode que « le corps de l’animal est comme une machine », ou que l’homme doit se rendre « comme maître et possesseur de la nature », ces textes ne sont pas simplement symboliques : la comparaison a ici une conséquence politique directe. Le moment est arrivé de ne plus lire allégoriquement les textes de Saint François. Lui-même était convaincu que les textes sont faits pour être vécus dans les corps ; un texte qui n’est pas vécu est un texte qui n’a pas de valeur. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait avec les Évangiles : il a appliqué à la lettre les Évangiles à sa propre vie, donnant à la fois une dimension matérialiste à son existence, et inscrite dans un rapport mystique à tous les vivants sans exception. Tout passe par le corps. Bonaventure a saisi la portée considérable de cette reconnaissance, et l’a censuré. Cette tentative de déconstruction de l’anthropocentrisme a fait l’objet d’un rejet massif, de l’Église catholique, de l’intérieur des ordres franciscains eux-mêmes, des théologiens, et donc de toute la société du Moyen-âge qui était façonnée par ces valeurs. Cette déconstruction ne s’est jamais reproduite et ce jusqu’à aujourd’hui avec une telle radicalité. Mais, et c’est mon espérance, il y a dans cette tradition censurée de quoi sortir de l’anthropocentrisme.

LM – Si l’on sort de l’anthropocentrisme, n’y a-t-il pas un risque de mettre l’humanisme au placard ?

MP – Ce sera le thème de mon prochain livre, La violence de l’éthique, dont le sous-titre est très provocateur : ce sera « Derrida pour humanistes ». C’est-à-dire que je voudrais qu’ils comprennent que la déconstruction derridienne est là pour les soigner, pour les guérir, nos frères et sœurs humanistes ! Derrida se voyait lui-même comme un humaniste, sur un sens différent, parce que l’humanisme dans sa version anthropocentrée est responsable de la domination des animaux dans nos sociétés, mais résolument humaniste.

« Si l’homme s’autorise cette violence, c’est parce qu’il est convaincu de représenter à lui tout seul la raison (…) contre les deux autres êtres qui pour lui ne la détiennent pas : la femme et l’animal. »

Patrick Llored, Une éthique animale pour le XXIème siècle, p.31.

Votre question me fait penser à Montaigne : il est en même temps le plus grand humaniste et le plus grand animaliste. Ce n’est pas du tout incompatible. Quand il écrit qu’il y a « plus de distance de tel homme à tel homme qu’il y en a de tel homme à telle bête » (Essais, I, 42), il s’agit d’un humanisme non anthropocentrique. Ça veut donc dire qu’il s’est passé quelque chose dans l’histoire de l’humanisme qui a fait qu’il n’a pas pris en compte les animaux, et à mon avis, c’est la récupération chrétienne de l’humanisme. Le mouvement rationaliste au XVIIème siècle, dont le principal représentant est Descartes, a sapé le scepticisme de Montaigne et son éloge de la différence. Il y avait chez Montaigne ce questionnement sur les formes de pensée animale. Regardez quand il dit « quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi, plus que je ne fais d’elle » (Essais, II, 12), au sens où elle le manipule. Montaigne reconnaît à l’animal une forme d’intelligence qui lui permet d’établir des relations mutuelles avec les humains, par le biais d’un autre langage. Un peu comme François, il a tenté d’inventer un humanisme non anthropocentrique. Mais le rationalisme cartésien est arrivé – Descartes séparant le corps de la pensée, alors que la pensée se manifeste dans un corps – et le nouvel humanisme a rejeté l’animal. Il faut bien garder à l’esprit que l’humanisme aurait pu être libérateur pour les animaux, et peut toujours l’être si on le sépare de l’anthropocentrisme. Tout mon travail consiste à séparer l’humanisme de l’anthropocentrisme. Pour le moment, cette mission est impossible à réaliser. C’est notre tragédie !

LM – Qu’est-ce que changerait concrètement la proclamation d’une zoopolis, d’une cité ou les animaux et les hommes seraient considérés au même titre ?

PL – Avant de répondre à cette question, il est important selon moi d’en poser une autre : les animaux avec lesquels nous vivons appartiennent-ils seulement, comme le croit l’humanisme dogmatique, à la nature, ou sont-ils eux aussi des êtres de culture ? Je pense qu’il est nécessaire de pencher pour la seconde option et de considérer les animaux comme acteurs de leurs propres cultures, si l’on veut concevoir une zoopolitique. C’est ce que Donna Haraway nous permet de penser en conjoignant l’analyse des sociétés humaines et des sociétés animales, notamment dans son livre non traduit en français When species meet. Il faut accepter de reconnaître que les animaux ont participé à l’élaboration de la culture des hommes, et sont de fait aussi sociaux que nous. Ils ont façonné les cultures humaines, en nous donnant des manières de percevoir le monde, de penser – ils ont participé à tous les grands changements politiques et sociaux de l’Occident. Au XVIIIème siècle par exemple, pendant la période révolutionnaire, on ne conçoit pas l’idée de transformer les structures politiques sans que cela implique aussi un nouveau rapport aux animaux. De même au XIXème siècle, lorsque la société rurale passe à une société industrielle, c’est l’animal qui est le principal moteur de cette transformation. Au fond, toutes les grandes évolutions humaines sont dues aux relations que l’on entretient avec les animaux, et pourtant, cela est demeuré invisible. Pourquoi ?

À mon sens, cela tient aux concepts politiques que nous avons forgés, notamment au plus viril d’entre tous : celui de souveraineté. Il postule en effet une autonomie de l’individu humain qui devient quasiment intouchable, et c’est pourquoi le sujet à qui on reconnaît la souveraineté se pense nécessairement comme dominateur. À l’inverse, faire de la politique en dehors de la souveraineté demande d’intégrer en premier lieu le souci de l’autre dans les catégories politiques. On en est encore très loin !

Or, tant que l’on ne sort pas de la souveraineté, du rapport intéressé que nous avons aux animaux, les crises vont se répéter. Saint François a été le premier à insister sur la valeur gratuite du rapport que l’on doit avoir avec les créatures. C’est pourquoi les franciscains ne voulaient rien posséder : pour eux, la propriété c’est le mal. Si on les avait écoutés, il est certain qu’on serait dans un autre rapport aux animaux, car ils sont toujours pensés aujourd’hui comme étant soit une propriété (les animaux domestiques) soit en dehors de la propriété (les res nullus, catégorie sacrificielle dans laquelle les humains ont placé les animaux sauvages).

Le sacrifice tient d’ailleurs une place centrale dans les religions et la politique : chez les Grecs par exemple, c’est le sacrifice carnivore qui soutient tout l’édifice politico-religieux. En effet, en donnant la mort aux animaux, on acquiert un pouvoir qui nous distingue d’eux, qui produit le politique et toutes les institutions qui s’en suivent. C’est le sacrifice animal, dont la valeur symbolique est entretenue par la religion, qui produit du politique. Cela n’a pas beaucoup changé. À l’inverse, la mise en place d’une zoopolitique demande de sortir du sacrifice animal, et donc de trouver une autre manière de se constituer comme sujet politique. C’est le principal apport de la philosophie animale derridienne que j’ai pu mettre en lumière, et cela me semble central pour commencer à comprendre nos relations avec les animaux. Montaigne, Saint François et Derrida avaient compris. Pourquoi pas nous ?

Les seules de nos jours à avoir vu cela sont les féministes, car il y a une parenté entre la domination exercée sur les femmes et celle exercée sur les animaux : ces deux groupes sont exclus du politique afin que le sujet homme-mâle puisse s’auto-instituer comme seul sujet politique légitime. Il faut en finir avec cette double domination – c’est ce qui oriente mon travail en éthique animale.

LM – Dans votre dernier ouvrage, vous définissez le concept de « carnophallogocentrisme » de Derrida de cette manière :

Un concept qui est « constitué de trois notions : celle de «  logos  » (langage et raison en grec), de phallus (le sexe masculin) et du préfixe «  carno  » qui désigne la chair de l’animal chosifié et réifié en viande. Ajoutons que ce terme contient deux autres concepts derridiens de première importance ici centrés autour de la vie animale : le logocentrisme (comme privilège accordé à la raison et au langage au détriment de l’animal) et le phallocentrisme (la domination masculine qui prend toujours comme cible non seulement l’animal mais aussi le sujet de sexe féminin). Ce concept veut décrire toutes les pratiques tant politiques que culturelles qui visent à sacrifier la vie animale au seul profit de l’homme de sexe masculin. Si l’homme s’autorise cette violence, c’est parce qu’il est convaincu de représenter à lui tout seul la raison (le logos) contre les deux autres êtres qui pour lui ne détiennent pas la raison, à savoir la femme et l’animal. C’est donc au nom de cette croyance ancrée en lui qu’il se permet le sacrifice symbolique de la femme, en lui refusant tout partage du pouvoir, mais aussi le sacrifice carnivore le conduisant à donner la mort à l’animal ainsi réduit à un vivant purement utilitaire » (Introduction, p.31).

LM – Ce concept de Derrida semble crucial pour comprendre le lien entre la domination des femmes et des animaux ; pourtant, on pourrait lui opposer que lui-même n’est ni l’un ni l’autre, et qu’il ne devrait donc pas prendre ainsi la parole à la place des animaux, et encore moins des femmes. Ne s’empêtre-il pas ici dans une contradiction ?

PL – Quand on est un homme, on a un phallus avec lequel nous sommes conditionnés à vouloir pénétrer. Il est fort probable que toute la pensée philosophique provienne de ce désir. Les concepts, par exemple, ne sont pas autre chose que la manifestation de la volonté de pénétrer l’essence des choses. Pour Derrida, il n’y a pas un concept qui n’ait pas une dimension sexuelle, qui ne soit lié de près ou de loin à la domination masculine. On pourrait opposer comme vous le faites que lui-même produit des concepts, mais j’estime qu’ils sont thérapeutiques : ils ont vocation à soigner celui qui s’est rendu compte de sa propre propension à la domination sur les animaux et les femmes.

Est-ce qu’un homme conscient de ces problèmes peut travailler sur son désir de pénétration pour le déconstruire en profondeur ? Ce n’est pas certain. La philosophe Catherine Malabou, dont je suis de près les recherches, suggère dans Le Plaisir effacé, clitoris et pensée, qu’il faudrait remplacer le phallus par un clitoris. Selon elle, « le clitoris est un anarchiste, il ouvre un espace de non domination » ; parce qu’il est nécessaire d’apprendre à entrer en relation avec les êtres sans chercher à les dominer physiquement et intellectuellement comme le fait le phallus, l’issue est peut-être là.

Entretien réalisé par Marin Lagny et Zéphora Rousseau le 25/03/21 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne



Publications de Patrick Llored :

2012 – Jacques Derrida. Politique et éthique de l’animalité, Mons, éd. Sils Maria
2021 – Une éthique animale pour le XXI siècle. L’héritage franciscain, éd. Médiaspaul
à paraître – La violence de l’éthique. Derrida pour humanistes

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *