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La condition confinée de l’homme moderne

Arendt en 1942, photographiée par Fred Stein (et masquée par Hortense Delanoy)

La citation de Bruno1 Latour que nous avons choisie pour ouvrir ce dossier d’actualité est très optimiste. Selon lui, le confinement pourrait nous permettre d’envisager des alternatives au monde moderne. Mais le choc engendré par le confinement de mars 2020 est-il suffisant pour imposer un changement radical à nos manières d’agir sur Terre ? Pour Arendt, qui avait développé avant Latour une pensée critique de la modernité, la réponse est non.

Dans La Condition de l’homme moderne, elle s’attaque à plusieurs aspects du monde moderne : la glorification de la valeur travail, l’effacement du politique ; autant de phénomènes qui n’ont vraisemblablement pas disparu avec la fin du confinement. Au contraire, il semble que même confinés nous soyons restés modernes, et, peut-être même, avons nous été d’autant plus modernes que nous étions confinés. 

Modernité de la critique 

Quand Hannah Arendt écrit cet ouvrage, nous sommes dans les années 1960 : le monde est alors sous la menace d’une guerre atomique. L’autrice, pour qui la pensée doit toujours rester en lien avec l’évènement, extirpe de cette époque une définition du monde moderne né après 1945 : un « monde de la possible destruction du monde », qui est en même temps univers cosmopolitique dans lequel chaque événement à une répercussion planétaire, et en même temps univers acosmique, toujours menacé de destruction. Arendt n’est pas une prophète, et si ces analyses cadrent si bien avec le monde que l’on connaît aujourd’hui, c’est qu’elle s’est appliquée à philosopher en contemporaine de son époque, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle manière de s’exercer à la critique. Une critique située, localisée qui se soucie de l’état du terrain avant de faire l’état de l’art !

 “Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’évènements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter” 

La crise de la culture

Critique de la modernité 

L’œuvre d’Arendt est incontestablement une critique de la modernité, dont la figure repoussoir est incarnée par le globe. Par opposition au monde qui est toujours menacé de destruction, la globalisation prospère, universalisant les valeurs et les pratiques, faisant disparaître les particularités locales. Mais l’époque moderne n’a pas seulement occulté nos différences, elle a aussi effacé des cartes un pan entier de l’existence humaine : l’action. Cette dernière a été substituée par la vita contemplativa dans un premier temps, puis par deux autres domaines que sont le travail et l’œuvre, qui forment avec l’action la vita activa. Dans l’injonction à la vie contemplative comme dans la vision de l’œuvre et du travail imposée au XXème siècle se trouve une glorification de l’individu, absente des conceptions anciennes du travail.  Ce dernier était alors pensé comme moyen d’assurer la subsistance de la collectivité et l’œuvre devait garantir le passage à la postérité d’une communauté. 

Des modernes d’autant plus modernes en confinement

Après s’être attardé sur la critique de la modernité formulée par Arendt dans les années 1960, force est de constater que nous vivons toujours comme des modernes privés de vita activa. Et, loin de nous faire entrevoir un autre ailleurs possible, le confinement et le couvre-feu qui l’a suivi, nous ont enfermé un peu plus dans une condition contemplative interdisant pour un temps le recours à l’action. Étrange constatation : la vie contemplative qui était l’idéal des anciens semble faire son retour aujourd’hui comme canon de la vie bonne pour soi, pour les autres, pour l’environnement. Le confinement a certes été une relocalisation des individus mais au prix, bien souvent, d’un repli individuel incompatible avec l’action, seule à même de nous lier aux autres. Or sans action, tout projet politique visant le bien commun devient impossible selon Arendt. Aussi, l’expérience du confinement ne peut en rien être comparée à une Révolution, tout au plus avons nous fait le petit tour en rond imposé par la figure !

Zéphora Rousseau, sur une idée de Justine Massacrier

1 ” Il me semble que l’intrusion de Gaïa ne se manifeste pas seulement par un intérêt pour le “Nature” mais par une incertitude générale sur nos enveloppes protectrices. Si la mauvaise est celle du confinement, la bonne est celle de la remise en cause des notions de frontière. […] d’un côté, la liberté est brimée par le confinement, de l’autre, nous nous libérons enfin de l’infini.”, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Bruno Latour (2021)

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