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Les réseaux sociaux sont-ils un progrès pour les débats ?

Dans une analyse sur W. Lippmann, Barbara Stiegler examine « l’accélération brutale, à l’époque industrielle, de l’élargissement progressif de l’environnement de l’espèce humaine jusqu’à la constitution d’une Grande Société. » [Stiegler, Il faut s’adapter, Gallimard, 2019] Cet élargissement n’en est que plus absolu aujourd’hui, à l’heure où le monde est connecté, c’est-à-dire où nous pouvons tous – chacun – être relié à n’importe qui.

Un formidable espoir pour nos sociétés

Dans ce nouvel environnement technique, les réseaux sociaux se sont imposés depuis le tournant du siècle comme un nouvel espace d’échange où chacun peut déposer des informations, échanger « gratuitement » dans le monde entier et sans filtre. Ces réseaux seraient un espace de transparence absolue et instantanée, où la technologie permettrait à « l’espèce humaine [d’]élargir son environnement social et politique à l’échelle du monde. » Dans sa version positive, nous rentrerions dans une civilisation où les échanges et les débats pourraient se déployer sans bornes, et les humains de bonne volonté pourraient s’écouter, se comprendre et se respecter.

Avec le souffle qui s’affole,
Au rythme des laminoirs,
Tout se révèle
Tout s’accomplit,
Les mots ont vendu leur énigme1.

Examinons cette potentialité nouvelle et pourquoi les réseaux sociaux constituent-ils un formidable espoir ? Sans doute car ils sont, virtuellement, un triple vecteur d’affranchissement de nos déterminismes.

Le premier champ de déterminisme auquel les réseaux sociaux nous font croire que nous pourrons échapper est celui de l’espace. Les réseaux sociaux relevant de la sphère virtuelle sont une promesse de la possibilité de s’affranchir des « frontières », des distances, de la présence In Real Life (IRL). Il est indéniable que ce raccourcissement des distances qui nous séparent les uns des autres sur le village planétaire est un changement de paradigme majeur dans notre façon d’appréhender la sociabilité et la communication. Nous sommes ainsi, plus ou moins consciemment, séduits par cette potentialité d’être reliés à l’autre bout du monde. La période de confinement nous a donné, pour beaucoup, l’occasion d’expérimenter en actes cette nouvelle possibilité. Ce premier champ d’affranchissement des distances peut être mis en parallèle avec l’affranchissement de contacts préalables. Facebook, par exemple, dans le cas des Gilets Jaunes, s’est révélé être un formidable levier pour fédérer des personnes qui ne se connaissaient pas et qui n’avaient, a priori, que peu de raison de se croiser dans l’organisation sociale physique (i.e. de la vie réelle). Le web 2.0 permet d’ouvrir des possibles qui n’avaient pas été imaginés et peut ainsi être perçu comme un ouvroir de débats potentiels.

Un deuxième champ pour lequel les réseaux sociaux sont porteurs d’espoir est celui de l’affranchissement de la censure non seulement politique, mais aussi économique. Les réseaux sociaux portent en effet l’espoir de pouvoir échanger librement, sans passer par les filtres de la censure d’État, des appareils politiques, des comités éditoriaux des groupes de presse qui sont supposés avoir le pouvoir de décider des idées pouvant être publiées et diffusées. Les politiques de modérations des sites telle que la suspension du compte Facebook de Donald Trump montrent, si besoin était, que cet espoir a des raisons d’être nuancé. Ce point est un élément essentiel de la réflexion sur la potentialité du débat sur les réseaux sociaux.

Le troisième champ est celui, plus confidentiel, de la publication scientifique… Le domaine de la publication scientifique est régi par la validation par les pairs. Dans certains champs de la recherche, cela peut parfois exclure – totalement ou en grande partie – certaines voix et certains travaux. Par exemple, un certain nombre d’économistes hétérodoxes (parmi lesquels les économistes atterrés) se plaignent souvent de ne pas avoir accès aux publications universitaires ou dans les revues à comités de lecture ; ils seraient ainsi limités aux publications grand public. Pour ce type de scientifiques, l’accès aux réseaux sociaux est un moyen de diffuser et de partager les résultats de leurs travaux.


Tensions et pièges des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux sont empreints d’ambivalence et ces nouveaux outils ouvrent des possibles aussi bien pour le pire que pour le meilleur. Aussi, sans tenir des propos conclusifs et sans prétention à aucune exhaustivité, examinons quelques lignes de tensions qui sont présentes dans les réseaux sociaux actuels.

Le premier axe de tension ou d’ambivalence est celui de la liberté d’expression et du pouvoir d’exprimer ses opinions. Nous avons mis en évidence ci-avant quelques aspects de cet espoir en une plus grande liberté d’expression. Trois dimensions semblent de nature à limiter cette aspiration. La première, non consubstantielle à la technologie mais sans doute corollaire à l’espoir né de ces nouveaux outils et de la potentialité qu’ils ouvrent de pouvoir s’exprimer, est celle de la masse de données diffusées. Un adage célèbre n’affirme-t-il pas que « trop d’info tue l’info » ? Ici, c’est de la masse de publications dont il s’agit, le nombre de publications rend difficile l’émergence de l’une plutôt que de l’autre, pour ceux qui publient, c’est un peu le risque – et la désillusion – d’être perdu dans la masse.

Pour l’analyse des deux autres dimensions, nous ferons une pause avec Danièle Sallenave. Dans un podcast2, elle fait référence au problème de la légitimité d’expression ou plus précisément de l’illégitimité d’expression. Ce qu’elle explique par le fait que ce n’est pas tant une question d’avoir accès à une publication numérique que d’être considéré comme légitime à s’exprimer. Ainsi s’attache-t-elle à l’analyse de la communication des acteurs du mouvement des Gilets Jaunes souvent moquée ou prise de haut par les médias et les politiques. Il ne suffirait pas de pouvoir s’exprimer pour pouvoir être entendu, il serait encore nécessaire, à l’heure du web 2.0, d’être considéré par certains censeurs comme légitimes à pouvoir s’exprimer. Cela serait une nouvelle actualisation des limites à la liberté d’expression par une certaine forme de « cause toujours ! » C’est sans doute pourquoi elle parle des réseaux sociaux comme d’une « porte de sortie pour accéder à la parole ». Enfin, dans un petit tract, elle met en évidence, assez cruellement, une limite à l’ambition démocratique de la prise de parole en public sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ne sont pas tant un lieu de débat (idéologique) que de déballage de vie privée [Sallenave, Parole en haut silence en bas, Gallimard, 2021]. Il y a alors ici un glissement de la « libre communication de sa pensée » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 à la « liberté d’expression » de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 qui est, pour cette dernière, plus individualiste.
Un deuxième axe de tension est celui de l’affranchissement de toutes limites à la liberté d’expression dans lequel peuvent verser certaines personnes soit par le fantasme d’invisibilité de l’anonymat ou par celui de la toute puissance de cette communication répliquée à l’infini sur les réseaux. Les dangers corollaires se manifestent à travers le cyberharcèlement en hausse actuellement qui peuvent verser jusque dans la vie réelle ainsi qu’une virtuelle impunité à diffuser des fake news.

Une troisième tension est celle de la libre circulation de l’information. Cette tension n’est pas née avec les réseaux sociaux et avait déjà été mise en évidence par Philippe Breton [L’utopie de la communication, La Découverte & Syros, Paris, 1997] lorsqu’il manifeste la tension entre l’aspiration à la libre circulation de l’information et son traitement comme marchandise : « La société exige que l’information soit traitée comme une marchandise et donc soumise aux lois de la propriété privée là où, pour beaucoup de professionnels une ‘bonne’ information doit circuler librement pour avoir sa potentialité maximale. »

Les algorithmes qui, à l’aide des cookies, mettent en avant certains contenus sont une nouvelle façon d’entraver l’horizontalité de la circularité de l’information. Ainsi, au lieu de partager de l’information avec des personnes qui ne pensent pas comme nous et d’être sollicité par des opinions différentes, nos navigations individuelles subissent l’influence de flux main-stream – ou considérable comme tel par le partage d’informations relevant de la même sphère d’influence. Les contenus dit populaires sont considérés comme tel au regard de nos historiques de navigation et d’engagement (like, partage, etc.). Selon la programmation des algorithmes par les sociétés (les plateformes), ceux-ci peuvent favoriser l’entre-soi et le communautarisme au détriment d’un idéal d’universalisme que nous avons brièvement envisagé ci-avant. À la décharge des plateformes, cette promotion de l’entre soi est très certainement corollaire à la volonté de conserver le plus longtemps possible l’internaute sur le site (pour les revenus que sa présence génère) et non dans un souci de manipulation politique. Cette manipulation n’est, sans doute, vue des plateformes, qu’une lointaine conséquence de leurs objectifs de rentabilité.

Là où l’entre-soi physique était préexistant aux réseaux sociaux, ceux-ci sont ainsi un accélérateur numérique de cette réalité. Et comme « cette hiérarchisation de l’information » se joue dans un monde virtuel, cela accentue encore ce « mécanisme de radicalisation » [Bornstein, « En immersion numérique avec les ‘gilets jaunes’ », Le débat, 204, mars-avril 2019]. Cette analyse est confortée par Olivier Costa qui souligne à quel point « les réseaux sociaux favorisent un discours de protestation et de révolte [Costa, « Débat : Peut-on encore gouverner à l’heure des réseaux sociaux ? », The Conversation, 7 décembre 2018]. » En effet, dans ce flux « d’affirmations péremptoires » l’auteur souligne qu’il « est presque impossible d’[…] entamer un dialogue serein et argumenté. »

Mais, un enjeu politique

Pouvons-nous nous satisfaire d’une telle conclusion sans s’attacher un instant à la fonction performative des réseaux sociaux ? Ceux-ci ont en-effet fait la preuve de leur capacité à changer le monde, ou du moins à être un levier permettant de faire bouger les lignes dans le « monde réel ». Comme l’indiquent Daniela Roventa-Frumusani et Elena Farcas : « A l’origine simple outil d’expression privé, Facebook est devenu un instrument important qui sert également à l’expression publique des organisations, des institutions, des partis politiques, etc. Pour ce qui est de la communication politique, Facebook devient un instrument gratuit et performant pour déployer des stratégies novatrices de marketing politique : expressivisme, connectivité et mobilisation3. »

La société exige que l’information soit traitée comme une marchandise et donc soumise aux lois de la propriété privée là où, pour beaucoup de professionnels une ‘bonne’ information doit circuler librement pour avoir sa potentialité maximale.

Philippe Breton, L’utopie de la communication, La Découverte & Syros, Paris, 1997

Les réseaux sociaux présentent la potentialité d’ouvrir une fenêtre de visibilité pour ceux qui n’en ont pas, ou qui n’avaient pas accès à une visibilité ou à une efficacité de la communication. Si nous avons évoqué plus haut les dangers du cyber-harcèlement, les réseaux sociaux ont été à l’origine de mouvements inverses tels que #metoo ou #balancetastartup, qui ont permis de donner de la voix à des victimes jusqu’alors ignorées. Si cet aspect reste « médiatique » il a contribué à infléchir lignes et jeux de pouvoirs de la « vie réelle » par un changement des mentalités et une libération du droit à la parole pour des victimes qui accèdent ainsi à une légitimité de la parole – et cela, à l’inverse de l’illégitimité d’expression évoquée ci-avant.

De manière encore plus concrète, les réseaux sociaux peuvent avoir un impact sur l’organisation de la vie politique. Les réseaux sociaux ont été de véritables pierres angulaires des printemps arabes ainsi que du mouvement des Gilets Jaunes. En effet, comme le souligne Olivier Costa, les réseaux sociaux « permettent, sans le moindre moyen financier, humain ou logistique, d’organiser à large échelle l’action de citoyens qui ne se connaissent pas. » [op. cit.] En effet, sans ces derniers, « il aurait été impossible à des quidams de coordonner si rapidement une protestation de cette ampleur. »

Dès lors, les réseaux sociaux prennent une importance stratégique majeure et ce n’est sans doute pas sans raison que les régimes autoritaires souhaitent contrôler ces espaces de libre expression. En République Populaire de Chine, par exemple, il est impossible d’accéder à Twitter et il faut se contenter de son ersatz local.

Dans ce contexte éminemment politique, les enjeux des stratégies de modérations deviennent alors un véritable sujet de société car si les entreprises détentrices de ces réseaux « sont arrivées sur le marché en disant aux gens qu’elles leur offraient la possibilité d’un grand débat, d’échanges libres » [Bourgeois & Roberts : « Les réseaux sociaux entretiennent une liberté d’expression illusoire », AOC, 14 novembre 2020] cela s’est vite révélé une illusion, au moins dans le caractère radical de la promesse ainsi que nous l’avons vu ci-avant.

Un nouvel océan sur lequel apprendre à naviguer

Globalement, les fragilités envisagées dans le présent article concernant les réseaux sociaux étaient en germes – ou parfois déjà parfaitement manifestes – dans les média « traditionnels » bien avant l’émergence des réseaux sociaux. Pour illustrer cela, il suffit de voir ce qu’Ignacio Ramonet nommait « l’invisible censure » (p. 90) ou « le journalisme instantanéiste » (p. 136). Cet impératif de l’immédiateté, cette course au scoop, cet impératif pour les rédactions d’être la première à diffuser une information – ou plutôt un scoop – menace profondément la qualité et le travail de vérification qui sont nécessaires pour distinguer le bon grain de l’ivraie rédactionnelle que sont les fake news.

Une seconde tendance émergeait déjà dans les médias avant la génération des réseaux sociaux. C’est celle du relativisme de l’information. Ainsi, Philippe Breton [op. cit.] souligne que « les médias contribuent largement […] à amplifier les effets de la crise des valeurs. » Il précise en ces termes son propos : « Ils sont, globalement, les premiers destructeurs de l’idée de “vérité”. Leur rôle n’est en effet pas de produire ou de détenir la vérité […] mais bien plutôt de composer la vérité à partir des différents points de vue qu’ils ont charge de mettre en scène. Ils jouent ainsi un rôle important dans le développement de l’idée selon laquelle il n’y a pas de vérité, mais uniquement des “points de vue” ».

Il s’agit également d’un numéro d’illusionnisme car le débat nécessite une véritable rencontre et un véritable partage d’idées, il est nécessaire d’aller au-delà d’une simple juxtaposition de propos. Les difficultés révélées ou mises en évidence par les réseaux sociaux étaient déjà en germe dans les formes préalables d’information et de communication. Le web 2.0 ne fait que donner une autre mesure à celles-ci à travers deux dimensions : l’espace et le temps. La «  vie sociale » est consubstantielle à l’homme et à la femme. Alors les réseaux sociaux renforcent l’aspiration de chacun à une communication plus directe et plus universelle.

Ces réseaux sociaux ne devraient pas nous faire peur et de même qu’Ignacio Ramonet l’indiquait à propos de l’information qui demandait « une activité productive […] qui exige une véritable mobilisation intellectuelle » [op. cit.], la navigation sur les réseaux sociaux exige, elle aussi, un travail et une véritable formation. Un « travail d’éducation aux nouveaux médias et de formation au décodage d’internet et au jugement critique est à faire » [Bequart, « Le numérique, nouveau milieu de vie », Christus, 248, octobre 2015].
Ce n’est qu’à ce prix que l’usage que nous pourrons avoir des réseaux sociaux pourra être véritablement constructif et permettre à chacun de nous impliquer et de nous investir dans des débats « dans la recherche et l’expression de la vérité » et non de «  la manipulation » dans une « dynamique d’écoute et de partage ».

Puisque le web a d’une certaine manière réduit le temps et l’espace, cette interconnexion est un ouvroir sur une communication plus large, sur des débats plus vastes, plus enrichissants… Mais si les potentialités sont démultipliées, les risques et les écueils n’en sont que plus importants. Une vigilance également démultipliée est nécessaire. C’est à ce prix et à ce prix seulement que nous pourrons être des citoyens, actifs dans notre « nouvel environnement politique [qui] a pris les dimensions d’un flux mondialisé [où] toutes les stases et les clôtures démocratiques se voient mécaniquement disqualifiées » [Stiegler, op. cit.]

Sidoine Delteil

  1. Marie-Claude Germain, « Avec les plis des rides », Visions, Caractères, 1975.
  2. Fracas, podcast de radio Nova : « Être illégitime à la liberté d’expression – avec Danièle Sallenave », le 25 février 2021.
  3. Daniela Roventa-Frumusani et Elena Farcas, « Réseaux sociaux, construction de l’identité institutionnelle et nouvelles formes de visibilité », Communication, vol. 37/1.

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