Médiaphi

Rire avec les oppresseurs

Ça faisait une éternité que je n’avais pas écouté la radio et, à mon grand dam, le chef de culture qui s’occupait de véhiculer les équipes de saisonniers dont je faisais partie était un grand fan de Rire et Chansons.

La tête encore embuée de la soirée festive passée au dortoir avec mes collègues, je laissais traîner une oreille sur «le meilleur du rire». En vingt minutes, c’est choquant ce qu’on peut comptabiliser comme rouages clivants de l’humour, sous couvert de second degré : sexisme, racisme, homophobie, psychophobie, putophobie, toxicophobie, âgisme, validisme, mépris de classe etc. J’entends le patron qui glousse au volant bien qu’à l’arrière du camion il y ait des femmes, des personnes de couleur ou musulmanes : cibles directes de ces soi-disant blagues diffusées à l’antenne. Il rit sans retenue.

L’humour tel qu’il est sélectionné et promu sur cette station radio est pour moi « de droite » et j’utilise ce terme surtout parce qu’il est au service des conservateurs : il insiste sur les différences et les cases inventées pour séparer et classer l’humanité. Dans les stand-ups actuels on entend des sketches en accord avec l’air du temps : la véganophobie, la transphobie, l’islamophobie qui depuis quelques années a déjà pris le dessus sur l’antisémitisme d’une autre génération, s’il en est, d’humoristes… On raille systématiquement ce qui n’est pas dans la norme européenne statistique. On se marre comme un réac, en pense-mou, en songe-creux.

Même certains saisonniers à mes côtés rient, et, je ne comprends pas trop pourquoi une femme s’amuse des plaisanteries sexistes, une personne noire pouffe à des blagues racistes, moi ça me plombe le moral plus qu’autre chose… Ils me disent que c’est une manière de se défaire des ségrégations, moi je leur réponds que c’est surtout une façon de les banaliser. Le patron m’adresse un « chut ! » probablement parce que je lui gâche son petit plaisir d’homme blanc qui a un emploi stable et aucun problème de surpoids ou de handicap. En me retournant pour voir la réaction des personnes sur les sièges arrières du mini-bus, j’en vois bien une que ça ne fait pas rire, mais pas rire du tout, le rouge lui monte aux joues, honte ou colère, je ne saurais dire…

Qu’on me parle d’autodérision d’accord ! Rions de notre jalousie, de nos colères, de nos excès, de nos paniques morales, de notre avarice et des traits ajustables de notre façon d’être, mais pourquoi rire de

notre essence ? On explique pourtant depuis leur plus jeune âge aux enfants qu’on ne doit pas se moquer d’une personne grosse, handicapée, noire, asiatique, en mimant le singe ou en se bridant les yeux avec les doigts mais ce qu’on capte sur l’onde ne vaut guère mieux. Tout ce qui est dit même avec humour est dit malgré tout, or, sachant que la majeure partie des personnes opprimées prennent cela, consciemment ou non, comme un marqueur social de haine à quoi bon continuer à diffuser toute cette merde si ce n’est pas de la propagande « de droite » ?

On arrive enfin au bout de ce trajet interminable, le moteur du véhicule et la radio se coupent, on se munit de nos sécateurs, je me mets au turbin et j’ai le temps de cogiter à ce qui, moi, me ferait rire. Dans cette mesure l’humour rabelaisien, qui parle de boisson, de boustifaille, de matière fécale et des mictions qui en découlent reste encore le moins méchant. Mais plus sérieusement, ne pourrait-on pas redorer le blason d’un humour qui ferait réfléchir, même si cela effraie car la plupart des gens associent à tort : humour et distraction, réflexion avec pénibilité… Un humour qui viendrait rire des majorités et dirigeants au-delà des imitations minables de présidents et ministres qui souvent ne reposent que sur leur élocution, TICs, gestuelles mais rarement sur le contenu réel de leurs propos, il semblerait que Canteloup soit le maître de cette triste discipline. Un humour qui raillerait les oppresseurs, proche de la satire, au lieu de véhiculer la non-acceptation des différences en utilisant toujours comme fer de lance l’ironie.

L’ironie agressive – celle qu’on tourne vers les autres – c’est quelque chose qui permet d’utiliser une kyrielle d’énoncés violents sans en avoir l’air. Aussi l’ambiguïté de positionnement de celui qui ironise, lui permet de masquer sa pensée réelle, ce qui est assez pratique pour balancer des tombereaux d’insanités et de vilainies sans jamais en payer le prix. Moi ce qui me ferait rire c’est de montrer comment on a installé en nous ces clivages par le biais de l’éducation, pour les ébranler, qu’on se sente plus unis. Un humour disons… inclusif et pour le coup plus «de gauche». Où sont les personnages de sketchs innovants ?

Celui du prisonnier, du hors la loi ? Pas celui dont on se moque parce qu’il s’est trompé de taille en volant son survêtement de jogging mais celui qui tourne en ridicule, le système qui l’a conduit ici, les forces de l’ordre qui en appliquent bêtement les règles et ne servent qu’à protéger les biens des plus riches, le principe de réalité lié à l’inégalité des chances, et, les chimères de l’esprit qui font que la majeure partie des gens montrent plus facilement du doigt un « délinquant » qui vole pour se nourrir au LIDL qu’un obscur fumier qui cache des millions dans des paradis fiscaux. Un humour qui ferait certainement beaucoup rire Bourdieu. Celui du sans-abri, du mendiant ? Pas celui qu’on mime avec un accent approximatif « une pièce pour le mange », qu’on décrit comme puant et complètement fou. Mais celui qui décrie les gens enfermés dans la norme et qui d’où il est assis les voit passer à longueur de journée dénués d’empathie, c’est le mieux à même de restituer, les observant déambuler lorsqu’il quête, une galerie de portraits plus loufoques les uns que les autres.

Le personnage de prostituée ? Pas celle dont on se moque parce qu’elle « avale des kilomètres de bites » pour reprendre une rhétorique façon Jean-Marie Bigard. Mais celle qui dégoise sur le caractère tordu de ces « clients » et des policiers qui les protègent eux plutôt qu’elle. Celui de la féministe ? Pas celle qu’on fait passer soit pour une hystérique, une acariâtre ou une détraquée sexuelle qui n’aime qu’à se gribouiller les seins et les montrer. Mais celle qui dénonce l’incapacité de la majorité d’hommes à remarquer et accepter l’existence du sexisme ordinaire ou les femmes qui ont tellement intégrées les injonctions sociales patriarcales qu’elles participent à l’aménagement de leur propre enfer ? La personne handicapée moteur ? Qui nous expliquerait combien de parties de notre monde leur sont fermées et inaccessibles, dénonçant la bêtise de tous les gens valides qui ne s’en rendent même pas compte. Les personnes racisées, les personnes Trans, toutes ces personnes qui n’ont pas souvent voix au chapitre, encore moins sur le ton humoristique et a fortiori sur « Rire et Chansons », moi ces personnes je veux les entendre, et qu’elles me fassent mourir de rire. Quand arrivera-t-on à retourner les sujets habituels du rire, en émetteur de ce dernier ? Aura-t-on jamais à faire à de véritables comiques qui se gaussent des restes pitoyables du monde plutôt que de la moindre nouveauté ou différence qui en émerge ?

Henri Clerc

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