Nier Automata : je joue, donc nous sommes
« Dieu est mort », c’est ce mot célèbre du philosophe Friedrich Nietzsche que le jeu vidéo Nier Automata met en scène en le prenant au pied de la lettre. Une mise en scène qui passe d’abord par un scénario qui, dans sa trame principale, pourrait se résumer ainsi : en 11945, sur terre, l’humanité mène une guerre contre une espèce extraterrestre. Seulement, cette guerre est en réalité faite par procuration. Alors que les extraterrestres envoient des robots pour combattre, les humains ayant fui la planète envoient pour leur part des androïdes lutter à leur place. Lea joueur·se incarne pour une part importante du jeu l’une de ces androïdes : 2B (la prononciation anglaise renvoyant bien sûr à la fameuse question de Hamlet « to be or not to be »). Rapidement un retournement scénaristique apparaît : l’espèce des extraterrestres comme l’humanité se sont éteintes au loin de la planète où se mène le combat. Les robots comme les androïdes se retrouvent alors sans créateur, la fonction qui leur était assignée perd son sens : Dieu est mort.
Des robots en crise
Tout au long du jeu, il s’agira d’explorer les différents lieux qui ont été investis par des colonies de robots tout en les combattant. Fascinés par les vestiges humains et rendus à l’absurdité de leur existence après la disparition de leurs créateurs, les robots ont développé une conscience les poussant à construire un sens à leur existence. Chacun des lieux où 2B est amenée à combattre représente dans cette optique une solution existentielle trouvée par des groupes de robots. De manière régulière, ces solutions renvoient nommément à des figures importantes de la philosophie occidentale. Tout au long de ses missions, 2B affronte ainsi un robot nommé Hegel doté d’un corps en forme d’immenses sphères, ou Engels, un énorme goliath ayant la forme d’une plateforme pétrolière et dont le bras répond au nom de Marx. La plupart du temps cependant, les choix effectués par les robots ne représentent qu’une interprétation naïve et littérale des auteurs confinants à la mécompréhension. Un exemple parlant est celui de la colonie fondée par le robot Kierkegaard, dont l’entièreté des membres finissent par accomplir un « saut de la foi ». Ce saut prend alors la forme très littérale d’un suicide collectif, lors duquel les robots sautent dans une étendue de lave dans le but de « devenir comme des dieux ». Le jeu, tant par les colonies mécaniques qu’il représente que par le réseau de références qu’il déploie, met en scène le questionnement existentiel des robots finissant par contaminer 2B. La mise en scène de ce questionnement ne se limite cependant pas aux outils de la narration. Plus radicalement, nous allons voir que Nier Automata peut être lu comme une tentative de se saisir des outils propres au jeu vidéo pour offrir une représentation de l’absurdité.
L’enfer c’est les boulettes
Malgré la thématique de l’absurde qui parcourt la narration du jeu, la figure du philosophe Albert Camus est curieusement absente. Mais les derniers instants du jeu nous montrent que l’absence de la voix de l’homme révolté avait pour seul but de la faire résonner lors du dénouement… C’est en effet à la fin de l’aventure, lors de la dernière épreuve du jeu, que Nier Automata prend une dimension permettant une analyse rétrospective qui donne à l’œuvre toute sa portée. Lea joueur·se finit par faire face au dernier boss du jeu qui ne se trouve pas être autre chose que les crédits du générique de fin. La mise en scène est alors très abstraite. Elle prend la forme d’un shoot’em up1 rudimentaire où l’objectif est de détruire les noms des créateur·ices de Nier Automata qui défilent à l’écran. Les patronymes ne se laissent cependant pas faire et se défendent en tirant des projectiles sur l’avatar du·de la joueur·se alors réduit à un simple triangle. L’épreuve, d’une difficulté incroyable, devient un véritable bullet hell2. En fait, le jeu en arrive à être si ardu qu’il nous propose de l’aide à travers l’une de ses seules véritables fonctionnalités en ligne ; après un certain nombre d’échecs, le message suivant apparaît : « [pseudo d’un·e autre joueur·se] souhaite vous aider. Accepter Aide ? »
Une réponse positive fait surgir d’autres triangles correspondant aux joueur·ses sollicité·es via le réseau. En se joignant au combat, ils offrent ainsi la force de frappe nécessaire pour venir à bout du générique. Cependant, chaque fois que l’avatar triangulaire est touché par un projectile, un message discret, a priori sans importance s’affiche : « [pseudo d’un·e autre joueur·se] : données perdues ». À la fin du générique, une cinématique se lance. On y entend : « Tout ce qui vit est voué à mourir un jour. Pris au piège d’une spirale sans fin de vie et de mort. Cependant, le sens de la vie n’est autre que la lutte dans ce même cycle. C’est ce que “nous” croyons. ». Qui est ce « nous » ? On peut interpréter ce pronom comme se référant à l’entièreté des joueur·ses ayant fait le choix d’offrir leur aide durant la séquence d’affrontement et que lea joueur·se sera invité·e à rejoindre par la suite.
En effet, après la cinématique, il est proposé de venir en aide à d’autres personnes « souffrantes » c’est-à-dire ne parvenant pas à finir le jeu. Accepter de donner son aide comporte alors un sacrifice : pour être en capacité de l’apporter, il faut être prêt·e à détruire sa sauvegarde de jeu. Dans cette situation, nous comprenons alors rétrospectivement que les nombreux messages de perte de données affichées pendant sa partie correspondent en fait à la perte de la dernière représentation des heures de jeu, des quêtes secondaires, inachevés, etc., que d’autres joueur·ses ont décidé de sacrifier.
«L’homme, pour lui seul, ne joue pas. Il ne chercherait ni à pousser habilement des boules de billard, ni à renverser des quilles (…). Tout cela s’il le fait seul, il ne le fait que pour pouvoir ensuite montrer son adresse à d’autres (…). Le jeu, sans spectateurs humains, serait pris pour une folie. Ainsi tout cela a-t-il un rapport essentiel à la sociabilité et ce que nous-mêmes y ressentons est tout à fait négligeable. La communication, et ce qui se reflète sur nous-mêmes par là, est la seule chose qui nous intéresse. »-Emmanuel Kant, Réflexion 987 sur l’anthropologie
Regarde ce que le jeu a fait de toi
Le cœur de Nier Automata réside dans ce moment final. Tous les questionnements existentiels évoqués dans le scénario du jeu trouvent une réponse pratique dans l’éviction du·de la joueur·se. Le questionnement mis en scène par le jeu ne peut avoir d’issue que par la suppression du jeu. L’analyse rétrospective que permet le jeu au moment où il se désamorce lui-même en évacuant lea joueur·se permet en fait d’ouvrir une réflexion sur le médium du jeu vidéo tout entier.
Dans Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot montre dans son chapitre « L’engagement total » que le jeu vidéo fait de la politique sur trois strates différentes. La première est celle des représentations qu’il figure. La deuxième est la configuration par des règles de l’espace des possibles à l’intérieur du jeu. La troisième strate dite « esthétique politique » s’intéresse à la portée de nos engagements dans le jeu et comment la « vie à l’écran » qui déborde le jeu lui-même influe sur la subjectivité. Pour illustrer cette troisième strate, l’auteur prend l’exemple du jeu Les Sims, en expliquant que l’ensemble de ce jeu de gestion de vie n’existe que part la mise en nombres la vie de l’individu. Cette mise en nombres prend la forme de jauges à remplir : jauge de nourriture, de sommeil, de divertissement etc. Lorsque nous jouons aux Sims, nous sommes incité·es à fournir du divertissement à notre sim afin de satisfaire ses envies, nous pouvons alors le faire jouer… aux Sims ! Impossible alors d’échapper à la mise en abîme : « Le jeu n’est pas seulement une métaphore de la manière dont l’information nous traverse, mais une incitation à la mise en pratique (…). [Quel·le joueur·se] des Sims n’a pas envisagé sa propre vie (…) comme un ensemble de paramètres à satisfaire ? »
C’est à partir de cette strate de réflexion que l’on peut comprendre l’ambition du retournement final de Nier Automata. Comme les Sims, Nier Automata n’est pas moins un jeu vidéo qui utilise les outils informatiques. À ce titre, les situations du jeu peuvent se réduire à des coordonnées symboliques que nous manipulons en agissant sur les informations dont nous disposons. Cependant l’éjection finale du jeu doit faire appel ici à la construction d’une autre subjectivité : ce n’est plus la mise en ordre informatique et les symboles du jeu vidéo qui doivent servir de point de départ à la manifestation subjective mais la mise en évidence d’une communauté de sujets égaux au-delà du jeu : les joueur·ses de Nier Automata. C’est au moment où lea joueur·se perd sa fonction que le questionnement existentiel de Nier Automata effectue sa dernière contamination. 2B et les robots de la narration de Nier Automata qui ont perdu leur fonction par la destruction de leurs créateurs se sont lancé·es dans une quête existentielle amenant finalement lea joueur·se à détruire les crédits du jeu. Mais une fois les créateur·ices du jeu détruits (ou du moins leur noms), la fonction de joueur·euse disparaît du même coup. La mise en abîme opère alors dans un mouvement exactement inverse à celui des Sims. Au lieu de s’enfoncer dans une spirale telle que, je donne une fonction à mon sim en jouant qui donne une fonction à son sim en jouant qui donne une fonction, etc., le jeu expulse chacun des protagonistes qu’il a mis en scène de leur fonction. Mais si le scénario parvient à force de revirements, à faire sortir les personnages de leur fonction guerrière première, il reste que chacun d’eux conserve la fonction d’un matériel de jeu pour lea joueur·se. Pour finir le travail de déprise des fonctions entamé par le scénario, le jeu n’a donc logiquement pas d’autre possibilité que de se rendre impossible. C’est maintenant lea joueur·se qui se trouve privé de la fonction qui lui avait été, de toute évidence, attribuée.
Jouer jusqu’à la révolte
Si lea joueur·euse se retrouve privé·e de sa fonction à la fin du jeu, l’absurdité existentielle décrite par le jeu et qui doit faire contagion chez lea joueur·se n’est pourtant pas sans issue. Cette issue se trouve dans le « nous » de l’action qui met fin au jeu. Finalement, la suppression de la sauvegarde, bien qu’elle équivaille à la destruction symbolique de ce qui fait l’identité et la mémoire du joueur en tant que telles (sa sauvegarde), n’a rien d’un suicide symbolique. Au contraire, il s’agit d’affirmer l’appartenance de son action à une échelle collective en permettant à d’autres de finir un jeu absurde.
Ce que Nier Automata rappelle par l’utilisation des technologies qui permettent le jeu en ligne, c’est la différence fondamentale entre le jeu et une simple hallucination. Le jeu, s’il est une sorte de rêve éveillé, est différent de la simple illusion du rêve nocturne de par le fait qu’il s’accomplit en commun. D’une manière similaire à celle dont Walter Benjamin pouvait espérer dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique que le cinéma permette au masses de se représenter en tant que masses en révélant leur inconscient visuel, Nier Automata parvient par les moyens du jeu vidéo à saisir l’inconscient de l’action ludique : sa dimension collective. La masse des joueur·ses devient explicitement l’unique puissance permettant d’en finir avec un jeu dont la difficulté se fait absurde. Le dénouement du jeu fait alors résonner si ce n’est expérimenter les fameuses lignes d’Albert Camus :
« Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous. Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est donc de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. je me révolte, donc nous sommes. »
– Albert Camus, L’homme révolté
Justin Nony
- Genre de jeu vidéo dans lequel lea joueur·euse dirige un avatar devant détruire un grand nombre d’ennemis en lançant des projectiles tout en évitant les projectiles adverses.
- Se dit d’un shoot’em up dans lequel la difficulté est générée par le grand nombre de projectiles affichés à l’écran.