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2B, représenter l’humanité

Le personnage central de Nier Automata dont lea joueur·euse a le contrôle pendant la majorité du jeu est 2B. 2B est un androïde créé par l’humanité pour mener la guerre contre des robots envoyés par une espèce extraterrestre et qui ont forcé l’espèce humaine a quitter la planète. Le scénario nous révèle que l’humanité, au loin du champ de bataille dans lequel combat 2B, a disparu. Comment alors 2B peut-elle encore représenter une humanité qui n’existe plus ?


La pureté comme portrait renversé

2B, la protagoniste de Nier Automata est d’abord mise en scène comme un personnage sur lequel les émotions négatives n’ont pas de prises. En fait, puisqu’il s’agit d’un androïde, il est même possible de douter que 2B soit capable de toute réaction émotive. Pourtant quelques scènes qui laissent des larmes couler sur les joues de l’androïde nous mènent à considérer 2B comme un personnage cherchant à se purger de ses passions et non comme un personnage qui en serait naturellement dépourvu. Cette expurgation représentée par 2B peut être décrite comme le résultat idéal d’une catharsis achevée. 

La catharsis est le nom donné pour décrire le processus que sont amené·es à suivre les passions des spectateur·ices devant une représentation. Ce processus a grandement été conceptualisé à partir de ses occurrences dans le texte d’Aristote La poétique. L’idée générale peut être résumée comme suit : grâce à un processus s’approchant d’un processus physiologique (la représentation échauffe ou refroidit la bile noire), la représentation des émotions pourrait produire, pour le spectateur, l’inversion d’elles-mêmes. L’idée forte de cette théorie est de rompre avec l’idée d’une homogénéité entre la représentation et les émotions du·de lea spectateur·ice. Aristote prend par exemple appui sur la représentation de la terreur qui, chez lea spectateur·ice, se renverse en pitié. L’émotion représentée dans une œuvre ne trouve pas sa continuité dans une simple mimétique de l’observateur.

Dans le roman Le portrait de Dorian Gray, nous pouvons trouver une expression sensible de ce mécanisme de purgation. Dans ce roman d’Oscar Wilde, les passions, crimes, commis par le protagoniste se trouvent gravés dans les traits de son propre portrait peint. Ainsi l’ignominie réelle est transformée dans une représentation pour qu’en renversement Dorian Gray, spectateur de son portrait, puisse, en retour, en être purgé. Cet exemple en plus d’illustrer le processus de catharsis lui donne une fin idéale : la purgation de toute passion négative. 2B semble alors être, comme Dorian Gray, une incarnation de cet idéal. Pourtant, ce n’est pas avec Dorian Gray qu’il faut comparer 2B, mais bien plutôt avec son tableau. En effet, comme le tableau, 2B est une construction artificielle. Mais de quoi est-elle la représentation ? Une réponse semble évidente : 2B, en tant qu’androïde combattant les robots dans une guerre sans fin y représente l’humanité qui l’a conçue. La fonction de 2B est cependant précisément inverse à celle du portrait : il s’agit de ne donner à voir aucune des passions humaines. L’action de 2B n’est donc pas mue par les passions. Pourquoi agit-elle alors ?

« Ils se tenaient tous à la droite d’Arslan et regardaient dans l’embrasure de
la porte ouverte. Le feu s’était éteint. Sur la terre, tout était obscurité. En fait,
rien n’aurait permis de dire que cette porte donnait sur un bois si on n’avait
pas vu où s’arrêtaient les silhouettes sombres des arbres et où commençaient
les étoiles. »

C.S Lewis, Le Monde de Narnia : La Dernière Bataille (tome 7)

Une adaptation en action

Les réflexions sur la catharsis qui partent du théâtre grec et qui semblent s’incarner en 2B, nous guident vers une comparaison issue de ce même théâtre. Le personnage d’Antigone nous offre en effet un point de comparaison riche pour comprendre le personnage de 2B. Antigone, dans la tragédie de Sophocle à laquelle elle prête son nom, est la fille de Créon le nouveau roi de Thèbes. L’accession au pouvoir de Créon fait suite à l’exil d’Oedipe, ancien roi de Thèbes ainsi qu’au combat fratricide des deux fils de ce dernier pour s’emparer du pouvoir. Afin de garantir la paix civile, Créon fait le choix arbitraire d’enterrer l’un des fils en héros et de laisser pourrir le cadavre de l’autre. Contre la volonté royale de Créon, Antigone persiste à essayer d’enterrer son frère. Cette désobéissance lui vaut sa condamnation à mort. A première vue, 2B est fort éloignée du personnage rebelle d’Antigone. En effet, tout au long du jeu on voit 2B suivre scrupuleusement les ordres et la loi des hommes qui l’ont envoyée sur le champ de bataille. Si Antigone se révolte contre la loi humaine, c’est au nom d’une loi supérieure, une loi divine. Antigone, à travers son acte de rébellion, cherche à suivre la loi supérieure de la justice. L’assiduité avec laquelle 2B suit les ordres semble bien différente de la détermination d’Antigone. Les ordres donnés à 2B émanent d’une chaîne de commandement. Au contraire, Antigone pour suivre la loi divine doit remettre frontalement en cause la hiérarchie humaine. Pour 2B, la poursuite de la loi se concrétise dans un premier temps dans une mise à distance des passions qui peuvent interférer avec son commandement et l’ordre du monde. En cela, sa morale se rapproche de la morale stoïcienne dictant de « changer ses désirs plutôt que de changer l’ordre du monde » ( Discours de la méthode, Descartes). Or, l’ordre du monde de 2B est constitué d’une guerre incessante entre l’humanité et une espèce extraterrestre menée par procuration à travers des êtres esclaves : les androïdes et les robots. Suivre les ordres est alors certes vécu comme un devoir par 2B, mais c’est aussi et surtout une manière de s’adapter à un monde violent. Il n’est alors pas étonnant de voir surgir de là une morale stoïcienne. Comme l’écrit Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : « le stoïcisme est la liberté qui revient toujours immédiatement depuis celle-ci et fait retour dans la pure universalité de la pensée ; qui ne pouvait surgir comme forme universelle de l’esprit du monde que dans un temps d’universelle peur et de servitude, mais aussi de culture universelle, qui avait monté la pratique formative jusqu’à la pensée. »

La loi comme moteur de l’action

Le parcours de 2B illustre cette montée jusqu’à la pensée de la pratique formative. Dans un monde en proie à la guerre et à la servitude, comme pour 2B, c’est la pensée qui est la condition et l’expression de la liberté de l’esclave et philosophe stoïcien Epictète. Mais cette liberté d’esclave réclame de se défendre des sollicitations passionnelles du monde. Pour cela, il faut travailler sur ses représentations jusqu’à ce que les passions ne puissent plus entraver le bonheur d’être à sa place dans l’ordre des choses. C’est ce travail de formation de soi qu’illustre parfaitement le passage du Manuel d’Epictète : « Ne dis jamais de rien : “Je l’ai perdu” mais : “Je l’ai rendu”. Ton enfant est mort ? Il a été rendu. ». Le seul bien véritable dont peut s’enorgueillir un stoïcien est d’avoir un usage des représentations lui permettant de s’accorder avec le monde qui l’entoure. De la même manière 2B se pose à l’écart des représentations sensibles et passionnées du monde pour en former qui permettent son adaptation. Cette situation semble indiquée par le bandeau noir qui recouvre ses yeux. Les représentations qui la font se mouvoir sont d’abord rationalisées par un travail de la pensée. Cependant en s’élevant à la pensée, la formation subjective de 2B va dépasser une simple acceptation naïvement stoïque du monde tel qu’il est. C’est ce qui se révèle lorsque, suite à sa contamination par un virus logique, 2B demande à A2 de la sacrifier. Ce sacrifice n’est pas le fait de l’obéissance à un ordre de sa hiérarchie, c’est au contraire une désobéissance au dernier ordre adressé à 2B : « C’est votre devoir de survivre […] de plus je vous l’ordonne ». Ce sacrifice qui défie l’autorité rapproche brutalement 2B d’Antigone. Comme pour Antigone, l’impératif qui réclame le sacrifice de 2B transcende le monde donné et ses hiérarchies artificielles. Antigone cherchait à suivre la loi des dieux, 2B finit par suivre un impératif qui bien que transcendant n’est le fait d’aucun dieu. Cet impératif peut en fait être rapproché de l’impératif catégorique de la loi morale kantienne. Chez Kant, l’impératif catégorique qui caractérise l’action morale se distingue de l’impératif hypothétique en ce qu’il concerne l’action elle-même. Cet impératif ne concerne que le principe qui a engendré l’action quand l’impératif hypothétique commande l’action comme nécessaire en vue d’une autre fin. L’impératif catégorique met à distance toute considération quant aux conséquences de l’action pour concentrer la valeur morale d’une action sur son intention, son principe. L’action morale de ce point de vue ne peut pas être motivée par les inclinations. Plus, comme l’indique Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : « […] être pleinement affranchi [des inclinations] doit être le souhait de tout être raisonnable ». Ainsi l’humanité de 2B révélée dans son sacrifice n’est pas la découverte d’une sensibilité mais l’expression la plus forte du caractère raisonnable de l’humanité : la loi morale. C’est le « tu dois » de la loi morale qui se découvre comme principe d’action au-delà de la loi humaine qui s’imposait à 2B, et qui paradoxalement est la loi proprement humaine qui confirme l’humanité de 2B. 2B est (humaine) car une action conforme à la loi morale est possible.

Ultime renversement

2B apparaît donc comme un portrait de l’humanité qui, contrairement au portrait de Dorian Gray qui se corrompt en absorbant la vie passionnelle de celui qu’il représente, se purifie jusqu’à se former une représentation de la loi morale, après que ses créateurs humains aient disparu. Disparition qui, en tuant toute fausse transcendance, ne laisse plus de place qu’à la loi morale. A la fin du roman Le Portrait de Dorian Gray, Dorian Gray détruit son portrait en le poignardant. Un renversement s’opère alors : l’effigie retrouve sa pureté et Dorian Gray redevient un homme vieux et hideux. La fin de Nier Automata opère un renversement du même type en réclamant au·à la joueur·se de détruire le jeu par l’effacement de sa sauvegarde (cf.article précédant). Cette action, en détruisant définitivement les avatars en jeu du·de la joueur·euse doit alors être un acte moral. Malgré les doutes de Kant quant à la possibilité de constater l’existence d’une quelconque action morale, le jeu tente à travers des questions posées au·à la joueur·se de s’assurer que la décision de supprimer la précieuse sauvegarde n’est commandée que par l’impératif de la loi morale :

« La personne que vous sauverez [par l’effacement de votre sauvegarde] sera sélectionnée aléatoirement. Ainsi cette personne… qui supplie déjà qu’on lui vienne en aide…pourrait être quelqu’un que vous abhorrez. Souhaitez-vous toujours apporter votre aide ?

[ Si lea joueur·se sélectionne « oui » ] : Vous n’avez pas ménagé vos efforts pour débloquer le mode debug et la sélection des chapitres. Et ils vous redeviendront inaccessibles. Souhaitez-vous toujours… apporter votre aide ?

[ Si lea joueur·se sélectionne « oui » ] : Vous ne recevrez peut-être aucun remerciement. Certains prétendront que votre geste a pour seul but d’attirer l’attention. Sou haitez-vous toujours apporter votre aide ?

[ Si lea joueur·se sélectionne « oui » ] : Est-ce vraiment, VRAIMENT, votre dernier mot ? »

Nier Automata fait alors le pari fou, qu’en détruisant la représentation de l’humanité qu’est 2B, ce soit l’humanité de lea joueur·euse qui se révèle dans une action morale. De la même manière que la destruction du portrait révèle les vices de Dorian Gray qui jusque là avait pour support une représentation, la destruction du support de la représentation de l’humanité qu’est Nier Automata doit révéler à lea joueur·se sa propre humanité au travers de l’accès à représentation de l’impératif catégorique de la loi morale.

« En effet, savoir comment une loi peut être, par elle même et immédiatement,
principe déterminant de la volonté (ce qui cependant est le caractère essentiel
de toute moralité), c’est un problème insoluble pour la raison humaine et iden-
tique avec celui qui consiste à savoir comment est possible une volonté libre. »

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique

Justin Nony sur une idée de Cindy Robert

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