Médiaphi

Ça va aller, t’en fais pas

J’ai jeté un œil à ma montre, il était déjà 8H45. « J’espère qu’il ne va plus tarder » a prononcé le patient en face de moi. Grand, fin et la mine fatiguée, lui aussi était dans cette salle d’attente depuis au moins trois quarts d’heure. Le temps semblait s’être arrêté. Il m’a regardé rapidement avant de replonger derrière l’écran de son smartphone. Comme il était arrivé après moi, j’étais sûr d’être le prochain à pouvoir rencontrer le médecin. 9H30. La porte du cabinet s’est ouverte, j’ai sursauté. Le médecin a dit mon nom : « Hector Dupuis ? » je me suis levé et j’ai dit en toussotant : « oui… oui c’est moi » puis je l’ai suivi dans son cabinet.

« Vous venez pour ? » a-t-il prononcé de manière presque étonné, comme s’il ne s’attendait pas à me voir ici, assis en face de lui. « Pour une insomnie… enfin plusieurs » j’étais complètement perdu, je ne savais même plus ce qui m’amenait ici. J’ai continué en disant : « Et puis des maux de tête aussi, plutôt fréquents, enfin je suis crevé quoi… » Il a relevé la tête, m’a scruté, s’est levé et m’a demandé de le suivre jusqu’à la table d’auscultation. « Mmh… rien à signaler au niveau du cœur, d’autres symptômes ? »
« Euh oui… Enfin j’imagine, je tousse beaucoup et puis parfois, pour rien, je me mets à trembler, je dois prendre l’air pour que ça s’arrête… je ne comprends pas. »
« Ouvrez la bouche s’il vous plaît » puis il ajouta : « Non, rien au niveau des amygdales non plus… »
« C’est déjà ça… » ai-je pensé.
Il reposa son stéthoscope et marmonna : « Bon, quelques jours de repos et tout devrait rentrer dans l’ordre… Pour l’instant ménagez-vous ».

Je suis parti sans demander mon reste. Son diagnostic était limpide. Du repos et c’était tout. Déception.

Quand j’ai rejoint Emeric à la fac il m’a demandé si tout allait bien, je lui ai dit que oui même si au fond c’était plutôt non. Le cours était à mourir d’ennui, la journée ne m’a jamais paru aussi longue. J’avais mal au crâne, je tenais à peine debout.

Une fois rentré chez moi, j’ai tapé mes symptômes sur Google et j’ai senti mon cœur accélérer, j’ai cru que j’allais y passer ! J’ai commencé à avoir les mains moites, la poitrine serrée, à deux doigts d’avoir des nausées. Selon Google et ses forums douteux, ou j’avais un cancer de la gorge encore indétectable, ou j’étais en train de faire une crise cardiaque. Nickel !

Je n’ai rien pu avaler de la soirée, je suis allé dormir, enfin si on peut appeler ça du sommeil. Quelques heures de somnolence par-ci par-là et vers 2H00 du matin je me suis dit que je retournais voir un autre médecin, juste au cas où.

J’ai poussé la porte d’un deuxième cabinet dans les jours qui ont suivi. Cette fois-ci je voulais avoir au moins quelque chose pour m’aider à dormir, j’étais même prêt à prendre des somnifères ou même du Xanax, mais il fallait que je dorme !

Et puis à l’issue de cet entretien je suis reparti avec les mêmes conclusions : du repos et c’est tout. Rien d’autre. J’étais déçu, encore une fois.

Un jeudi matin, et pour la quatrième fois, je suis retourné voir un énième médecin. Malheureusement il m’a dit qu’il fallait juste que je me repose, encore. J’ai cru imploser, j’étais persuadé que quelque chose clochait, c’était mon corps, je le savais merde ! Je suis rentré chez moi épuisé, vidé et j’ai lâché l’affaire…

Quand, le lendemain matin, j’ai compris que j’avais déjà loupé deux journées de cours, j’ai décidé d’y retourner, histoire d’essayer… Et après avoir pris un doliprane et fait l’équivalent d’une retraite méditative en l’espace de 2 heures sur Petit Bambou, j’ai repris le chemin des bancs de la fac. Quand je suis arrivé, Emeric m’attendait à la cafétéria, comme tous les vendredis midi. J’ai senti, de loin, que je n’allais pas échapper à la question fatidique. Je me suis approché, moi et mes cernes plus grandes que mon avenir et Emeric m’a alors dit : « Bah mec ?! comment tu vas ? t’as l’air fatigué ? t’es sur que tout va bien ? » et là… le drame… je me suis affalé sur une chaise, j’ai posé ma tête sur ma main comme si le poids du monde reposait dessus et j’ai chialé.
J’ai pas compris.
C’est sorti tout seul.
J’étais en vrac.

Emeric m’a regardé et je n’ai pas su dire si c’était de la pitié ou s’il était simplement désemparé. Il m’a dit, d’un ton peu sûr de lui : « Mec ?! bah alors ? c’est les cours qui te stressent ? » et voyant que je ne pouvais pas répondre (puisque j’étais en train de me noyer dans mes larmes) il a repris : « Je te filerai les cours si tu veux et puis comme ça tu pourras rester chez toi… t’inquiète on a tous des coups de mou  ! Ça va aller, t’en fais pas ».
Je n’ai même pas terminé la journée, je suis rentré chez moi, je me suis enterré au fond de mon lit et puis j’ai laissé le temps filer.

Le lendemain, puis le surlendemain et aussi tous les autres jours qui ont suivi j’ai déserté la fac, les rues, le monde. Je ne voulais plus sortir, je ne pouvais plus. J’étais HS du matin au soir et du soir au matin, je voulais vivre dans le noir, n’entendre que les bruits de la rue comme berceuse et puis dormir, encore et toujours. Emeric, en constatant ma disparition, a tenté de m’appeler, de sonner chez moi mais rien. Je n’ai pas répondu.
Je n’ai pas ouvert la porte.
Je n’ai rien dit.

Les jours se sont succédés mais je ne saurais vous dire combien. Le temps était si long et puis si douloureux aussi. J’étais une loque. Rien de plus, rien de moins. Dans ma tête c’était un bordel sans nom, je passais d’une idée à une autre sans trouver la moindre correspondance entre elles. Tout allait trop vite et j’étais incapable d’arrêter cette machine. Je faisais livrer mes courses, je dormais, je vivais dans ma chambre et même si j’adorais ma cuisine j’étais aujourd’hui incapable de l’utiliser.

Trop fatigué. Trop déprimé.

Après plusieurs semaines à errer comme un chien sauvage dans mon propre appartement, je me suis décidé, je ne sais par quel miracle, à sortir faire un tour. J’ai pris ma veste et mon courage et je suis descendu en bas de mon immeuble. Là il y avait un petit parc, la lumière était en train de baisser, les arbres portaient les couleurs du printemps et la brise était légère et douce. J’ai senti le vent parcourir mes cheveux et en quelques minutes mon esprit s’était calmé, je ressentais quelque chose pour une fois.
Quand tout à coup, au loin, j’ai entendu : « Hector ? Non c’est toi ? Merde alors ! Hector comment tu vas ? » et avec ça un petit gars courir vers moi la main en l’air comme pour signifier sa présence, pour que je ne l’ignore pas. Il s’est approché et j’ai dit : « Eh salut Emeric, ouais ça fait longtemps… ça va toi ? » et tout essoufflé qu’il était, il m’a répondu : « Ouais moi ça va ouais… mais toi ? j’ai pas eu de nouvelles depuis des semaines. j’ai même cru que t’étais mort. »
« Ah la mort… » me suis-je dit.
Je me suis ressaisi et je lui ai raconté, sans trop de détails, ce que je traversais, j’ai conclu par : « Mais bon tu sais les médecins disent qu’il faut que je me repose c’est tout… c’est rien t’inquiète ». Et là, dans ses yeux, j’ai senti quelque chose que jamais je n’avais ressenti encore, quelque chose comme de l’inquiétude. Oui, ses yeux transpirent l’inquiétude, mais pour moi ? je ne comprenais pas.

Il prit une grande inspiration et commença à me dire que j’étais en burn-out, que son oncle en avait fait un il y a deux ans et qu’il fallait que je sois pris en charge, que c’était grave, qu’il voulait m’aider. J’ai faillit finir par terre quand il eut terminé. C’était pas possible, c’était pas concevable. J’ai aussitôt répondu : « Non mais pas moi ! tu déconnes ! c’est juste un coup de mou, c’est toi même qui me l’a dit. » Il me coupa la parole pour ajouter : « Nan mais mec, si j’avais su ce que tu traversais j’aurais jamais dit ça ! Faut vraiment que tu sois aidé ! c’est important. » Et après un silence de quelques secondes il dit : « J’suis désolé. »

On est resté là quelques secondes, qui m’ont paru être une éternité évidemment, dans la rue, à se regarder sans trop savoir quoi faire, comment poursuivre… Je ne me souviens même plus comment on s’est quitté, tout le reste était flou.

Emeric est passé chez moi tous les autres jours de la semaine et même les dimanches. Comme pour se faire pardonner, pour effacer ses paroles, réparer les pots cassés. Il savait pourtant que c’était dur pour moi, de le voir, de lui parler, mais il est quand même entré en guerre et par tous les moyens il voulait me persuader d’aller me faire aider, de voir quelqu’un, sans relâche il m’a proposé son aide. Chaque jour le même discours, les mêmes arguments et chaque jour je sentais dans sa voix un peu plus d’émotion que la veille.

Qui aurait pu croire qu’Emeric m’aiderait autant… En tout cas pas moi, enfin pas au début.
Dès notre rencontre à la fac j’avais classé cette amitié comme celle du « 8H-18H » ou celle de « pote de promo » mais rien de plus. Il était tout autant paumé que moi dans cette fac, alors quand on a fait connaissance on s’est dit qu’à deux peut-être qu’on retrouverait plus facilement notre chemin. C’était un brave type, gentil mais je ne me voyais pas partager avec lui certains de mes démons, de mes tords… et pourtant, il était en train de me remettre sur la route.

Et puis un jour, je crois autant par fatigue que par agacement, j’ai cédé, j’ai dit oui. Et il n’a pas fallu beaucoup de temps à Emeric pour me traîner jusque dans un autre cabinet de médecin, à l’autre bout de la ville, le jour qui a suivi.

A l’issue de l’entretien, le médecin à mis un mot sur mes maux : burn-out.
Emeric avait vu juste et je crois que pour ça, je lui en voulais un peu étrangement.
En fait, j’en voulais aux médecins qui n’avaient pas su voir dans ma fatigue un facteur important, à cette médecine débordée, ne prenant plus le temps avec leurs patients, j’en voulais à ce système finalement. Tout va vite, tout doit prendre le moins de temps possible mais à quel prix ?

Et parfois je me dis que si Emeric ne m’avait pas croisé ce jour-là, peut-être bien que je ne serais jamais sorti de ma grotte, et peut-être bien que je serai mort, d’une certaine façon.

Ce sont ces moments où il faudrait avoir un bras en écharpe, un plâtre, un pansement au visage, quelque chose qui annonce : “Ne me bousculez pas, je suis cassé…”

Françoise Giroud, Ce que je crois,1978, Grasset

Chloé Gillier

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *