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Pauvreté & précarité : la Guerre des Mondes

Pour évoquer les situations d’inégalités, de fragilités sociale, politique, économique révélées par la crise sanitaire, le terme de « précarité » s’est imposé, éclipsant presque celui de « pauvreté ». Que s’est-il passé pour que l’un puisse ainsi l’emporter sur l’autre ? Est-ce l’affaire d’une simple valse de synonymes, l’évolution habituelle du langage, ou bien le signe d’une véritable guerre de mondes  ? 

Part des étudiant.e.s déclarant avoir été confrontés à d’importantes difficultés financières au cours de l’année (sondage réalisé par l’OVE en 2016 et 2020, soit avant et pendant le premier confinement

La précarité renvoie à une situation de fragilité, à une incertitude à propos de la situation économique et sociale bien plus difficile à chiffrer que la pauvreté qui caractérise un manque pouvant être quantifié en termes de valeur absolue (le seuil de pauvreté en France est  fixé en deçà de 50 % du revenu médian français). Ainsi faire référence à la « précarité étudiante » comme le font aujourd’hui les médias, alors que le rapport de l’UNEF de 2018 montre que 20 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté en France et que, plus récemment, le rapport de l’OVE de 2021 chiffre à 33 % la part d’étudiant.e.s déclarant des difficultés financières pendant le confinement, c’est minimiser la vérité des faits : ces étudiant.e.s ne sont pas seulement précaires, ils sont pauvres.

Les termes du débat

Le sociologue Michel Autès dans L’exclusion : définition pour en finir remonte l’histoire de l’apparition de ces deux termes qui renvoient à des conditions d’existences différentes, mais qui sont pourtant confondues. Le sociologue souligne qu’en fonction du contexte social et économique, chaque décennie a eu son bon mot pour désigner ces situations ; il relève également que l’invention de la précarité remonte aux années 1970, et que sa confusion avec le terme pauvreté est généralisée dans les années 1980. Cette analyse qui retrace les origines de terminologies passées dans le langage courant permet de montrer que ce qui pourrait apparaître comme une bataille linguistique s’avère en fait être une véritable guerre idéologique. Les termes de « pauvreté » et « précarité » s’inscrivent en effet dans le temps politique : ils ont été liés et déliés au gré de la couleur politique des gouvernements, des propositions de loi et des rapports parlementaires, imprégnant au passage discours médiatique et opinion publique. Plus encore, l’irruption du terme précarité et sa généralisation révèle aujourd’hui ce qu’on a cherché à cacher dans les années 1970 : l’ère néolibérale a paupérisé les masses. 

Cartographier les situations

Contre la confusion généralisée de ces deux termes, il semble pertinent d’envisager une réappropriation de la notion de précarité, dont l’usage doit être graduel et préventif pour laisser aux tenant.e.s de l’action publique une possibilité d’initiative. L’utilisation de ce terme souligne aussi le fait que l’on puisse devenir pauvre selon un schéma d’exclusion multifactoriel : en prenant en compte différents facteurs de précarisation (revenus, isolement social, possibilité d’accès aux soins et à un logement décent), on voit alors se dessiner un spectre permettant d’évaluer le degré de fragilité d’une personne ou d’une famille. Une telle cartographie autoriserait la prise en compte des situations individuelles à un degré beaucoup plus fin, et  ainsi une réponse localisée en fonction des besoins.  

Une initiative locale 

La proposition d’expérimenter la création d’un Revenu de Solidarité Jeune (RSJ) faite en mars 2021 par le président de la Métropole de Lyon, Bruno Bernard, s’inscrit dans cette perspective. Elle consistera en un revenu de 300 à 400 euros accordé aux jeunes de 18 à 25 ans sortis du système scolaire et inéligibles aux autres dispositifs d’aide. Au sujet de cette motion M. Bernard déclarait au journal Le Monde que « 22,6 % des jeunes de notre territoire sont sous le seuil de pauvreté […] et cette précarité va croissant. ». Ce faisant, il déploie une rhétorique fondée sur la lutte contre la pauvreté et la précarité conjointes tout en distinguant valeur absolue (« ils sont ») et processus graduel (« va croissant »). Ainsi, la Métropole de Lyon présente un projet ambitieux qui va à l’encontre de la politique gouvernementale, et dont on peut espérer qu’il améliorera les conditions de vie des jeunes.

Néanmoins, comme le rappelle le collectif des Économistes Atterrés, si cette proposition est adoptée elle sera confrontée à un défi de taille : identifier les jeunes éligibles à cette aide, et lutter contre le non-recours. Cette mesure implique en effet une auto-déclaration des jeunes, or on sait que les populations qui auraient le plus besoin de cette aide sont aussi les moins à même de suivre le parcours nécessaire à leur obtention. Un bon premier jet, mais la flèche est toujours en papier.

Zéphora Rousseau

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