Médiaphi

Dans les failles de l’éducation : Réinventer les rapports enfants-adultes

Interroger les relations de domination des adultes sur les enfants ne peut se faire sans mettre sur la table la question de l’éducation. En questionnant la multiplicité des possibilités pédagogiques, on peut entrevoir les lieux et les manières d’autres expériences qui déconstruisent l’évidence d’un impératif d’éducation telle qu’elle a cours actuellement. Sophie Audidière est maîtresse de conférence à l’Université de Bourgogne. Antoine Janvier est maître de conférence à l’Université de Liège. Ensemble, ils ont dirigé l’ouvrage «Il faut éduquer les enfants…» L’idéologie de l’éducation en question (2022, ENS Editions).

QUESTIONS DE DEFINITION

Le Médiaphi : Pour commencer, pouvez-vous nous présenter ce qu’est pour vous la philosophie de l’éducation ?

Antoine Janvier – C’est une réponse qui doit se faire en deux temps. D’abord, sans prétention à une définition d’ensemble, la philosophie de l’éducation qui nous intéresse, c’est une philosophie qui est pensée dans des conjonctures socio-historiques déterminées. Cela ne nous intéresse pas de traiter les problèmes pédagogiques en l’air, en général, comme s’il s’agissait de grandes questions transhistoriques, éternelles et invariables, et que de Platon à Arendt, on avait toujours affaire aux mêmes oppositions ! Au contraire, notre approche est d’aborder la période qui nous intéresse, à savoir la période moderne et contemporaine, selon les conjonctures modernes et contemporaines. Le deuxième aspect qui nous intéresse, c’est de brancher la philosophie de l’éducation sur des expérimentations pratiques. Personnellement, j’essaye de penser l’éducation par où ça foire, par où les prétentions pédagogiques ratent : avec des enfants autistes, dans une situation politique précise, sous la révolution française, avec des enfants pauvres de la campagne pour Freinet… Là où on est contraint d’expérimenter parce que le système pédagogique institué ne fonctionne pas, là où l’idée d’éducation même est mise en échec. Enfin, et c’est cette fois une approche un peu plus critique de la philosophie de l’éducation, il y a dans le livre la thèse que derrière l’évidence de l’éducation se trouve tout un système idéologique proprement moderne qui constitue une idéologie dans laquelle on pense et de laquelle il est très difficile de sortir. Nous soutenons ainsi que ce qu’on appelle philosophie de l’éducation à la modernité, c’est-àdire depuis l’Emile de Rousseau (parce qu’avant, on ne peut pas dire qu’il y ait vraiment une philosophie de l’éducation), est en tension entre deux dimensions : c’est tantôt une des modalités et tantôt une opération de déconstruction de cette idéologie.

Sophie Audidière – Un autre aspect de la philosophie de l’éducation concerne notre insatisfaction face à la situation institutionnelle actuelle. Faire de la philosophie de l’éducation, c’est forcément prendre parti par rapport à la philosophie de l’école, et à plus forte raison dans la tradition républicaine française, très nationale. Mais même cette institution, même cette nale, républicaine, philosophique, elle a ses débords : elle n’est jamais monologique. Alors, comment faire de la philosophie de l’éducation ? Il y a plusieurs choses. La première, c’est de faire beaucoup d’autres choses que de la philosophie : il faut aussi faire de l’histoire de l’éducation, de la sociologie de l’éducation, de la psychologie de l’éducation… On peut aussi ajouter à cela le décalage temporel. Dans notre cas il n’est pas extrême parce qu’on reste dans l’ère moderne, mais on pourrait aller discuter avec des antiquisants, avec des renaissants, avec des médiévistes… non pas pour aller chercher des choses anhistoriques, mais dans une démarche proprement historique de voir ce que ces écarts nous permettent de penser. Enfin, à l’intérieur de l’histoire de la philosophie, on peut aller voir du côté des auteurs marginaux, c’està-dire qui ne sont pas canoniques. Non pas que Kant n’ait pas encore des choses à nous apprendre ! Mais peut-être y a-t-il à l’intérieur de la philosophie (chez les matérialistes, chez ceux qui sortent de la philosophie pour aller fonder l’anthropologie, la sociologie…) des écarts qui sont féconds pour penser l’éducation. Tout cela, jouer l’écart sans jouer la révolution, sans se donner la facilité de tout jeter, permet de faire de la philosophie au sein de l’institution qui est la nôtre sans en être la voix, ou le chien de garde.

Comment définiriez-vous l’enfance ?

S. A. – On pourrait dire que l’enfant est la deuxième face de cette monnaie qui a deux faces : l’éducation d’un côté, l’enfant de l’autre. Car on ne peut pas parler d’enfance sans parler d’éducation, et on ne peut pas parler d’éducation sans l’adresser à un sujet à éduquer. Mais il m’est impossible de définir l’enfance, comme n’importe quel autre objet, de manière non relationnelle. Un enfant tout seul je ne sais pas ce que c’est, de même que je ne vois pas ce que peut être un vivant tout seul, sans son milieu, ou ce que peut être un sujet sans un environnement qui le constitue en sujet. Je crois que plutôt que de poser la question de la définition, il s’agit pour moi de savoir quelle est la nature des relations que je souhaite établir, en tant qu’éducatrice, en tant qu’enseignante et en tant que mère.

A. J. – Il y a deux choses auxquelles je pense spontanément à partir de cette question. D’abord, je crois que la façon que nous avons d’aborder les questions autour de l’enfance est redevable du travail de Philippe Ariès, qui a marqué une césure, et ce malgré les critiques que l’on peut lui adresser. Son ouvrage L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960, Plon, ndlr) est un travail qui a socio-historicisé définitivement la catégorie d’enfance. Pour jouer le jeu de la définition, on peut dire que, en tant que catégorie idéologique moderne, l’enfance c’est l’âge de l’existence humaine que l’on considère comme celui du développement que l’on doit maîtriser. En d’autres termes, c’est l’âge au cours duquel le devenir sujet est en jeu : il y a donc aussi la possibilité de ne pas devenir sujet. C’est pourquoi il y a des peurs et des angoisses spécifiques autour de l’enfance qui sont liées à ce processus d’intégration de la communauté et de ses normes. La deuxième chose, c’est que cela ne se joue pas uniquement sur le plan intellectuel. Toutes les institutions qui ont existé au cours de la modernité et qui entourent l’enfance (la famille, l’école, les mouvements de jeunesse, les scouts, l’Eglise…) instituent un certain type de rapport à l’enfance qui procède de cette idéologie de l’éducation.

« Nous-mêmes sommes des adultes pas toujours à l’aise avec le fait de l’être, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Cela implique de mettre au cœur de notre interrogation la question politique de la nature de la relation et de son pouvoir. »

Et cette manière de se rapporter aux enfants comme à des instances de cette catégorie d’enfance met de côté d’autres types de relations et de façons de faire avec ces êtres-là, d’autres manières d’éprouver le monde, même s’il n’y a pas de naturalité de l’enfance qui se libérerait en retirant l’idéologie de l’éducation. Les expérimentations pédagogiques comme celles dont il est question dans les contributions permettent aussi cela. Notre travail n’est pas seulement voué à être une critique de l’idéologie de l’éducation, il a aussi un versant positif : celui d’essayer de faire de la philosophie de l’éducation à hauteur d’enfance, à condition d’entendre par enfance une expérience des relations, des manières d’être avec le monde, avec les adultes et entre les enfants, qui ne soit précisément pas celle dont la catégorie moderne d’enfance est l’instauratrice et le verrou.

Dès le titre de votre ouvrage apparaît la thèse très forte que vous avez commencé à nous présenter dans vos réponses : l’éducation est une idéologie. Qu’est-ce que l’éducation, et pourquoi la présenter comme une idéologie ?

A. J. – Par idéologie de l’éducation, nous entendons un système de catégories, de représentations, d’institutions et donc de types de relations propres à la modernité avec la partie de la population catégorisée comme enfance, et dont le développement est en jeu en tant qu’il doit être maîtrisé pour être garanti. Et cette idéologie de l’éducation enveloppe l’idée de l’enfant comme « moindre sujet », pour reprendre la formule de Pierre-François Moreau, ou, en d’autres termes, comme être inachevé. Cela implique un type de rapport à celui qu’il faut protéger, aux besoins desquels il faut subvenir, et, in fine, qu’il s’agit de dresser ou redresser. Cela peut prendre des formes très diverses : celle de la sévérité morale, de la contrainte pédagogique, physique ou symbolique, celle de la philanthropie, du mignotage ; cela peut être pris dans des idéologies qui sont des idéologies naturalisantes, médicales, judiciaires, pénales… Nous pouvons ajouter à cette première définition une thèse, que nous avons essayé de développer dans la conclusion du livre. En fait, ce qui se joue dans l’introduction de ces nouveaux venus dans le monde que sont les « enfants » repose sur une violence telle qu’elle n’est paradoxalement pas empiriquement perceptible ou représentable, autrement dit qu’on ne peut se la représenter que sous une forme qui la dénie en même temps, qu’on ne la perçoit que dans une appréhension qui est en même temps une méconnaissance. Et on peut soutenir que toute formation sociale déploie des modalités spécifiques de représentation/déni à cet égard. En ce sens, « éducation » serait le nom de la modalité spécifiquement moderne de reconnaissance/méconnaissance de cette archi-violence, plus profonde et plus radicale que toute violence pédagogique empirique, visible, représentable. Ce serait le nom de ce que, à la modernité, avec des institutions particulières (famille, école, appareils de prise en charge de l’enfance « inadaptée », etc.), nous faisons aux nouveaux venus qu’il s’agit d’introduire dans notre monde, en tant que nous ne sommes pas capables et ne pouvons pas supporter de le voir et de nous le représenter.

S. A. – Si nous parlons de l’éducation comme d’une idéologie, c’est parce que l’évidence de la dépendance de l’enfance qui la justifie est largement inventée : les humains ont construit un système qui prolonge cette dépendance. Cela fait que les enfants sont des êtres réellement dépendants. C’est en outre une conception très provinciale. Il ne s’agit que de 200 ans dans l’histoire de l’humanité, et d’une petite partie de l’humanité. Mais cette idéologie se duplique, elle ne concerne pas que les enfants : on peut pédagogiser, c’est-à-dire infantiliser, les femmes, le peuple, les peuples colonisés… Dans son ouvrage Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance (1978, Retz, ndlr), sur lequel on s’appuie, Pierre-François Moreau fait une généalogie du sujet moderne. Ce sujet moderne ne se définit qu’en se délimitant par rapport à ses autres relatifs, qui sont non pas des non-sujets mais des moindres sujets : des sujets en devenir, des sujets mineurs, qui ne sont pas autonomes, masculins, votants, propriétaires… En ce sens, l’enfance n’est qu’une des figures relativement autres du sujet, même si la relation qu’on établit avec un moindre sujet tend à se modeler sur la relation paternaliste et infantilisante qu’on a avec les enfants. Finalement, l’éducation, c’est le nom du symptôme de la modernité, de manière générale.

Bust of Boy in a Plaid Sweater,
William Sommer (1930)

EDUCATION, DISSYMETRIE, DOMINATION

S’attaquer à l’idéologie de l’éducation, est-ce s’attaquer précisément à cette dissymétrie constitutive des relations entre les sujets en devenir que sont les enfants et les sujets adultes ?

S. A. – Tout à fait. Nous-mêmes sommes des adultes pas toujours à l’aise avec le fait de l’être, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Cela implique de mettre au cœur de notre interrogation la question politique de la nature de la relation et de son pouvoir. Le fait que cette relation est une domination, qui engrène d’autres dominations, dans les catégories qui s’occupent de l’enfance, à l’intérieur des couples parentaux… L’enfance est un territoire de pouvoir, l’éducation aussi.

A. J. – Tout à fait d’accord. Il y a cependant dans cette question un écueil à éviter : celui de la déclaration de principe d’une égalité qui serait le fond naturel de relations déconstruites. Il y a bien des différences, qui ne sont pas données de nature, mais qui sont prises dans des rapports sociaux. Nous vivons dans un monde où ceux qu’on appelle les enfants sont institués comme tels : nous avons bien affaire à des infantilisés, et nous sommes des infantilisants. En tant qu’adultes, quand bien même on essaye de tisser d’autres types de rapports, on a bien du mal à ne pas se comporter comme des adultes, et les enfants, quand bien même ils font valoir d’autres types de relations et d’expériences du monde que celle que l’idéologie de l’éducation impose, se comportent bien comme des enfants. Car nous vivons tous dans cette idéologie. Il faut donc mettre à distance le fantasme d’après lequel il est possible de sortir des deux pieds de l’idéologie de l’éducation. Décréter que les enfants ne seraient pas dépendants parce que la dépendance est une construction idéologique, c’est précisément une opération d’adultes ! C’est nous qui décidons de cela, devant notre bureau… Et les conséquences peuvent être extrêmement violentes : c’est le risque du fantasme d’un certain type des relations adultes-enfants, aveugle aux rapports de dominations qui existent de fait.

S. A. – C’est là que l’on voit bien en quoi on ne peut pas penser la spécificité du schème de l’enfance sans penser toute l’idéologie du sujet. Considérer les enfants comme les égaux des adultes de manière abstraite, cela revient à reconduire sur l’enfant la figure du sujet adulte. Or, critiquer le rapport dissymétrique ne doit pas consister à étendre au deuxième membre de la relation la figure du sujet dominant. Il s’agit bien de voir que les deux sujets se construisent ensemble. Plutôt que d’étendre la domination à de plus en plus de sujets possibles, il faut déconstruire les deux figures ensemble.

SORTIR DU PARADIGME DE L’IDEOLOGIE DE L’EDUCATION

Dans votre ouvrage, plusieurs contributions portent sur de nouvelles formes d’éducation, plus progressistes. Celles-ci permettent-elles, selon vous, de sortir du paradigme de l’idéologie de l’éducation ?

A. J. – Je pense que les formes alternatives d’éducation permettent de compliquer, de tordre et de penser l’idéologie de l’éducation. D’en sortir ? Je ne suis pas sûr. Il est possible que nous soyons en train d’en sortir, mais alors ce n’est pas sous l’effet de ces expérimentations. C’est plutôt sous l’effet d’une mutation profonde de nos formations sociales, d’une transformation profonde du capitalisme et de l’appareil d’Etat. C’est peut-être cela qui fait que l’on peut justement, maintenant, penser dans sa massivité ce qu’on appelle l’idéologie de l’éducation. Il y a peut-être quelque chose qui se joue là. En revanche, les expériences dont nous parlons offrent la possibilité de jouer dans les interstices de l’idéologie, de la faire fonctionner autrement, de tracer des transversales qui permettent de ne pas être intégralement coincé par ses apories et ses dualités propres. Et ça permet, du coup, d’éclairer un petit peu autrement la pièce et de la penser.

S. A – Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas la puissance de la réflexion philosophique qui nous fait sortir de la chose. Alors, il faut inverser la machine et partir de ce qui se fait. Quand est-ce que ça marche, quand est-ce qu’on a une classe qui est heureuse, qui avance, quand est-ce qu’on a des travaux qui progressent, quand est-ce qu’on a des relations joyeuses avec ces enfants-là ? C’est cela que l’on retrouve dans les contributions. Et c’est là, à partir des rencontres (y compris textuelles !) et à partir des expériences, même quand elles sont ratées… que la réflexion philosophique peut se remettre en marche.

Finalement, qu’est-ce que la remise en question de cet impératif d’éduquer les enfants implique, que ce soit pour les parents ou les éducateurs d’une part, et à l’échelle politique d’autre part ? Quel rôle pourraient jouer les enfants eux-mêmes dans cette transition ?

A. J. – Nous sommes tous déjà en permanence obligés de fonctionner un peu différemment, parce que le réel n’est pas idéologique en tant que tel ! Les acteurs et actrices du monde de l’éducation passent leur temps à bricoler des choses qui font fonctionner l’affaire autrement. Notre recherche n’est pas celle d’un programme qui nous permettrait de sortir de l’idéologie de l’éducation. Il ne s’agit pas non plus pour nous de se demander quel rôle pourraient jouer les enfants dans un modèle alternatif à l’idéologie de l’éducation que nous adultes construirions parce que nous serions émancipés et déconstruits, mais d’être attentifs au réel des relations que les enfants nous imposent. Je pense que cela s’invente dans plein d’endroits, pour plein de raisons et à plein d’égards, toujours d’une manière qui implique les différentes personnes concernées.

S. A. – Je dirais qu’il y a un effet expérimental de la réflexion autour de l’éducation. C’est un espace qui se libère et dans lequel on va pouvoir dire des phrases, non pas comme : « il ne faut pas éduquer les enfants ! », mais plutôt : « ah bon, on n’est pas obligé de penser, de faire comme cela ? » La possibilité d’une prise plus souple de cette question-là, c’est déjà une attitude théorico-pratique. Ce n’est évidemment pas avec ça qu’on change le monde ! Encore que… En tout cas, on peut déjà récupérer un peu de force à ce moment-là. Ensuite, il ne s’agit pas de faire ça tout seul. Ce sont des choses qui se vivent à plusieurs. Donc ce sont des collectifs de travail, des salles de professeurs, des équipes étudiants-enseignants, des collectifs de parents élus… Tout cela, à différentes échelles, qu’elles soient familiales, scolaires, locales, professionnelles, syndicales. Je ne vois dans la philosophie aucune espèce de prérogatives ou de spécificités là-dedans. Ce mouvement, c’est la réflexion en général, celle d’un humain qui cherche à vivre librement.

Propos recueillis le 20/03/2023 par Maëlle Roussel et Juliette Bonnet

Pour aller plus loin :
Petite Maman (2021, Céline Sciamma, Lilies Film)
Un monde (2022, Laura Wendel, Dragons Film)
L’Opoponax (1964, Monique Wittig, Editions de Minuit)

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