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La matière indocile

Fiction de l’imagination délirante, le monstre est tout autant un problème de philosophie naturelle. Qu’elle désigne des chimères étranges, comme lorsque Empédocle mentionne le cas de ces êtres mi-bovins mi-humains progressivement supprimés par l’ordonnancement du monde, ou des malformations congénitales non viables, comme le cas de cette chèvre à deux têtes née en 2020 dans une ferme du Wisconsin, ou n’importe quelle difformité plus ou moins anodine – avoir six doigts plutôt que cinq – la monstruosité pose la question de son origine. Comment une nature réglée, où règnent l’ordre et la loi, peut-elle produire ce type d’écart ? Comment rendre compte de ces déviations de la matière vivante ?

Répondre à la question du comment appartient aujourd’hui aux biologistes et généticien.nes qui étudient les processus d’ontogenèse. Pour ma part, je propose d’envisager le corps monstrueux moins comme énigme à résoudre que comme lieu d’exhibition. Dans la forme monstrueuse se donne à voir, plus qu’ailleurs, le fonctionnement intime de la nature et la façon dont, en vertu d’un dynamisme interne, celle-ci se trouve perpétuellement débordée par les formes qu’elle produit. C’est ce qu’on nommera l’indocilité de la matière, dont le monstre est, littéralement, la monstration.

Monstre, principe dominant, finalité

La théorie aristotélicienne de la génération est obsolète, tant du point de ses thèses que des préjugés qu’elle mobilise. Elle a cependant l’intérêt de faire du monstre l’une de ses questions centrales. Ainsi, le livre IV de la Génération des animaux se propose d’expliquer la formation différenciée des individus mâles et femelles. Si le chapitre 2 a permis d’aboutir à ce résultat, que c’est le défaut de chaleur de la semence du progéniteur qui implique la générationd’une femelle, le chapitre 3 reprend la même question à nouveau frais en y ajoutant une interrogation sur la production du monstre. Car, « la première déviation, c’est d’abord la production d’une femelle, au lieu de celle d’un mâle[1] ». Pour Aristote, les corps féminins sont les premiers monstres de la nature, le premier échec de l’espèce – échec nécessaire – à se répliquer parfaitement, en tant qu’ils sont compris négativement comme en défaut par rapport aux corps masculins.

L’ontogenèse, chez Aristote, est ainsi présentée selon le principe belliciste de la lutte entre des principes opposés. Lutte entre pôles sexuels d’abord : la génération d’une femelle est le résultat d’une corruption de la semence masculine (son manque de chaleur), ce qui conduit Aristote à déclarer : « En tant que l’être vaincu était mâle, il devient femelle ». Mais lutte, aussi, entre l’individuel et l’universel : car chaque génération a tendance à répliquer l’espèce dans l’individu. Cependant tout individu, en tant que tel, s’écarte de sa forme spécifique : « En ce qui regarde la génération, c’est toujours la qualité propre et purement individuelle qui est le point capital. » De telle sorte que la génération d’un être tel est toujours plus ou moins le résultat de la défaite des principes dominants d’information de la matière vivante. Aristote fait converger la notion de monstruosité avec celle de singularité, au sens où l’individu vivant constitue toujours un écart par rapport à la norme naturelle. Après tout, « ne pas ressembler à ses parents, c’est bien déjà une sorte de monstruosité ; car, dans ce cas, la nature a dévié de l’espèce en une mesure quelconque. » La monstruosité n’est donc ni le résultat étrange de combinaisons contre-nature, ni le caractère dysfonctionnel de corps non viables, mais bien le lot de tous les corps vivants, qui répètent les formes de la nature par différenciations singulières.

Or, si la singularité est comprise par Aristote comme déviation, c’est que la nature qu’il considère est normée par la finalité. Lors de la fécondation, puis lors du développement de l’embryon, les causalités efficientes et matérielles sont dirigées par la causalité formelle, elle-même traductible en cause finale : la génération vise en quelque sorte la production d’une forme idéale. Et le monstre est produit par l’échec à atteindre la forme visée. Dès lors, comme Aristote l’affirme en Physique II, 8 (199b), le monstre n’est pas à proprement parler une erreur de la nature, mais plutôt une erreur de la finalité dans la nature. Il est le résultat du fonctionnement aveugle des causalités efficientes et matérielles, non efficacement dominées par la providence immanente de la cause finale.

Ce n’est donc qu’avec la nature telle qu’elle se tient sage, pacifiée par un principe d’ordre et de bien, que rompt le monstre. Dans le corps vivant monstrueux se donne ainsi à voir la lutte de la nature contre elle-même et ses formes réifiées. Il exprime la tendance des corps vivants à bifurquer par rapport au programme de l’espèce. La génération des individus met en scène, d’un côté, une nature hasardeuse – c’est-à-dire pour les grecs : spontanée –, puissance de production de nouveauté, et, de l’autre, une nature finalisée dont le fonctionnement conduit à la réplication du même. La singularité monstrueuse procède alors de la prise de pouvoir du hasard contre la providence ou, autrement dit, de la destitution naturelle des formes naturelles dominantes.

L’indocilité de la matière

Aristote parvient mal à concevoir l’écart monstrueux autrement que comme défaut ou manque, c’est-àdire comme incapacité de la finalité à s’imposer. Pourtant, lorsqu’il s’interroge sur la cause de la singularisation du vivant, sa réponse est nette : « c’est dans la matière qu’il faut chercher la cause des monstruosités » (Génération des animaux, IV, 3), en tant que celleci n’est pas bien dominée par son principe d’information. Ces mêmes développements nous invitent à concevoir, plutôt que l’insuffisance de la matière vivante à s’organiser selon des formes établies et reconnaissables, au contraire sa puissance de résistance et son inventivité propres. La matière vivante est indocile au sens où elle dispose d’une force qui la conduit à dévier perpétuellement des chemins frayés et à déstabiliser la réplication des formes naturelles. Comme une pâte qui détruirait tous les moulesdans lesquels on voudrait l’enclore. La divergence est la marque d’une activité propre qui est le principe dudébordement de la matérialité par rapport à une nature qui se bornerait à reproduire les mêmes formes de manière régulière.

L’origine des monstres n’est une énigme que lorsqu’on se représente le monde selon le principe de l’ordre et de la loi. Au contraire, considérer la « force propre des choses[2] », leur capacité à agir, à se transformer, à faire advenir la différence au cœur des processus de réplication, c’est comprendre que dans les matérialités est logé un principe anarchique de démantèlement de tout ce qui s’institue un instant comme ordre, général ou particulier, ou comme forme stable, et de tout ce qui prétend s’imposer comme norme. En d’autres termes le principe matériel échappe au principe formel. Diderot l’a bien compris, lui dont le matérialisme peut à bon droit être caractérisé comme une philosophie des monstres. Dans les Éléments de physiologie, il déclare par exemple :

« Pourquoi l’homme, pourquoi tous les animaux ne seraient-ils pas des espèces de monstres un peu plus durables ? Pourquoi la nature qui extermine l’individu en peu d’années, n’exterminerait-elle pas l’espèce dans une longue succession de temps ? L’univers ne semble quelquefois qu’un assemblage d’êtres monstrueux. »

Selon ce schéma, l’espèce naturelle n’a rien d’une essence fixe qui indiquerait à la nature sa finalité lors de la reproduction : elle est bien plutôt le résultat provisoire d’une lignée monstrueuse qui a réussi, c’est-à-dire d’un ou de quelques individus dont les caractères ont été transmis. Mais l’espèce est toujours sous le coup d’un double débordement : par les corps vivants individuels, d’abord, constitués d’une matière indocile qui produit des caractères nouveaux, dont l’effet conduit à la métamorphose de l’espèce en ce qu’elle n’était pas ; par la transformation des conditions de vie, ensuite, qui fait que les êtres viables un instant, deviennent inadaptés pour la survie l’instant suivant. Le monstre est donc aussi bien monstre de manière interne, par la dynamique intrinsèque de la matière et de la forme, que de manière externe, en vertu de l’activité par laquelle la nature rompt l’ordre momentané qui s’y était institué. Dans un tel monde, le monstre n’est pas l’exception, mais la règle du vivant.

Matérialisme, monstruosité et singularité

Le matérialisme philosophique est souvent caricaturé. On lui associe par exemple les idées d’un déterminisme froid, selon lequel tout dans la nature suivrait des lois mécaniques qui imposeraient à la matière son comportement. On lui associe aussi un geste réductionniste qui consiste à n’envisager la nature que sous l’angle de ses phénomènes matériels, eux-mêmes réduits à des processus et des relations établies entre choses étendues.

Pourtant, l’exemple de Diderot indique le contraire. Il tente en effet de penser, non pas les lois physiques générales déterminant de l’extérieur le comportement des choses, mais au contraire le principe interne d’inventivité des corps par lequel quelque chose de nouveau se produit dans la nature. Il y a certes réduction, puisque tous les phénomènes de la nature peuvent être produits matériellement. Diderot déclare par exemple dans l’Encyclopédie qu’« il n’y a que de la matière, et qu’elle suffit pour tout expliquer » (article « Spinosiste »). Mais cette réduction correspond à un enrichissement considérable du concept de matière, lequel ne désigne rien d’inerte ou depassif, mais au contraire le principe actif de la nature. Et c’est d’ailleurs l’une des thèses les plus constantesde la tradition matérialiste, de Démocrite à d’Holbach, en passant par Épicure, Lucrèce, Cavendish ouLa Mettrie (et d’autres), que l’activité est une propriété de la matière. Aujourd’hui, on la retrouve chez les tenant.es des « nouveaux matérialismes » comme Jane Bennett ou Karen Barad, sous la forme d’une réflexion sur l’agentivité (agency) des matérialités.

Souvent, les philosophes cherchent à dire ce que sont les choses. Iels utilisent alors des concepts comme ceux de substance, de propriétés, de qualités, etc. Ce faisant, iels stabilisent le réel dans certaines formes par lesquelles nous l’expérimentons et le connaissons. Or, on le voit, la pensée de l’activité de la matière consiste au contraire en une attention accrue envers ses modes de divergences plutôt qu’envers sa réification dans une quelconque forme. Adopte dans cette perspective un regard matérialiste cellui qui s’intéresse, non pas aux formes qui émergent et se stabilisent dans notre expérience du monde, mais au contraire, à la façon dont les formes sont niées par le fonctionnement du monde luimême. Car l’activité est tout autant un principe instituant qu’un principe destituant dont l’effet négatif est la destruction des formes. On ira même jusqu’à dire que le pouvoir de la matière se montre beaucoup plus dans la destruction que dans l’information, car l’information est parfaitement compatible avec l’idée d’une matière docile et malléable. C’est pourquoi une philosophie matérialiste peut se présenter comme une analyse des modes de divergence de la matière dans la nature.

Le monstre est alors un phénomène privilégié. La différence qu’il présente, irréductible à aucun universel ou à aucune forme générale, donne à voir concrètement, dans le corps vivant, l’une des modalités de divergence de la matière. Car l’impossibilité de retrouver exactement l’espèce dans l’individu, ni les parents dans l’enfant, est le signe de l’irréductibilité du principe matériel à aucun principe formel. Dans le corps vivant, cette divergence se manifeste comme singularité, c’est-à-dire comme existence unique et concrète d’un corps différent de tous les autres. Cette différence n’est pas un manque ni un défaut, comme l’envisage Aristote, mais au contraire la manière dont la puissance matérielle habite notre individualité et la façonne en la rendant proprement individuelle. Dans cette perspective, toute forme vivante expose publiquement, par son existence singulière, une des façons singulières de destituer ce qui se présente comme norme. Nous sommes tou.tes des monstres[3] : cela signifie que notre corps exhibe une singularité qui le distingue radicalement de tous les autres êtres de la nature, parce qu’il est le lieu concret de la tendance de la matière à la divergence. Tous les êtres vivants sont des monstres, et les formes dites aberrantes désignent de manière plus aigüe la vérité observable dans tous les êtres supposés normaux : à savoir qu’en eux s’opère toujours une certaine subversion.

Monstres naturels et monstres artificiels

Certes, dira-t-on peut-être, mais la créativité de la matière est peu de chose en comparaison de celle de l’imagination. A-t-on jamais vu les satires se promener dans les bois ? A-t-on vu dans la nature un Golum se tenir au milieu de son lac ? Ou Jörmungand parcourir les océans ? Les monstres naturels semblent exhiber un caractère bien moins monstrueux que les monstres artificiels, et la nature réelle est bien plus ordonnée que la nature des contes, des mythes ou des romans de fantasy. Reste que, si l’on ne veut pas supposer aux artistes ou aux conteur.ses des facultés d’invention supra-naturelles, sur le modèle du Dieu qui crée son monde, on pourra comprendre cette faculté à imaginer et à construire des monstres comme la radicalisation d’une tendance de la nature elle-même. On n’invente des monstres qu’en prolongeant le geste le plus ordinaire de la nature, en achevant et en libérant ce qui s’y manifeste partout : la force par laquelle la matière s’émancipe des formes qu’elle prend.

Guillaume Coissard

  1. D’après la traduction de J. Barthélemy-Saint Hilaire
  2. Concept dérivé du thing-power de Jane Bennett. Cf Vibrant Matter. A political ecology of things, chapitre 1.
  3. On pourra regarder sur ce point la vidéo de Blast, intitulé « Les Freaks contre Hanouna et la TV Poubelle »

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