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Les monstres chez Gramsci : des phénomènes morbides propres aux crises du capitalisme

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Chez Gramsci, intellectuel et dirigeant du parti communiste italien au début du XXe siècle, les monstres sont consubstantiels à ces périodes d’ « interrègne » , « d’équilibre catastrophique des forces », que sont les crises. Cette citation célèbre issue des Cahiers de Prison, nous amène ainsi à chercher la raison de l’émergence des monstres politiques que nous rencontrons en période d’instabilité systémique, dans le développement même d’un type de crise propre à nos sociétés capitalistes modernes.

Crise et État
Ce concept gramscien de crise et ses monstres subséquents, sont inséparables de son analyse de l’État. État, crise et monstre forment donc un triptyque qu’il convient de penser ensemble. Auparavant, la société pour Gramsci était plus « fluide », en ceci notamment que la société civile disposait d’une certaine autonomie par rapport à l’État. À partir de la seconde moitié du XIXème siècle, les sociétés occidentales se densifient et se complexifient. L’emprise de l’État sur la société civile se renforce, les grandes corporations (partis, syndicats, associations) se mettent en place, le parlementarisme et l’instruction publique se généralisent. Gramsci va jusqu’à dire que la société civile et l’État s’interpénètrent au point de devenir « une seule et même chose ». Gramsci définit en ce sens ce qu’il appelle « l’État intégral » comme la combinaison de l’État au sens étroit du terme (à la fois les appareils « publics », essentiellement idéologiques à l’image de l’école, et ceux essentiellement répressifs comme la police et l’armée, dont les gouvernements sont le fer de lance) avec les appareils de médiations, « civiles », « privées » ou officiellement « indépendants ».

Les crises modernes ont justement ceci de caractéristique qu’elles ont rarement des effets politiques immédiats. Contrairement aux anciennes crises qui se diffusaient rapidement pour devenir globales, les effets des crises modernes sont le plus souvent amortis par les « tranchées » et « fortifications » de la société civile et de l’État, nous dit Gramsci. Autrement dit dans un vocabulaire marxiste, entre l’infrastructure et les superstructures (c’est-à-dire entre d’un côté l’organisation « économique » de la société, et de l’autre ses formes politiques, juridiques et idéologiques), il existe dorénavant un ensemble de médiations qui empêchent qu’un effondrement de l’économie entraîne dans le même mouvement un effondrement du système politique. Cet ensemble d’une infrastructure et d’une superstructure à une période donnée forme ce que Gramsci nomme un « bloc historique ».

« La crise est le moment où l’ancien ordre du monde s’estompe et où le nouveau doit s’imposer en dépit de toutes les résistances et de toutes les contradictions. Cette phase de transition est justement marquée par de nombreuses erreurs et de nombreux tourments. »

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, (1948)

Crise organique : l’État monstre

Dans une période de fonctionnement normal, la combinaison État-société civile, mais aussi la combinaison coercition-consentement qu’exercent les classes dirigeantes, permettent à la bourgeoisie non pas seulement de « dominer », mais aussi de « diriger », c’est-à-dire, de fabriquer en profondeur, dans la durée, et à une échelle de masse, le consensus à l’égard de son modèle de civilisation. Elle impose ainsi de fait son hégémonie. C’est uniquement lorsque les crises deviennent « organiques » – donc quand elles se transforment en crises du bloc historique lui-même -, qu’elles contaminent toutes les sphères sociales. Mais surtout, la crise organique est la conséquence des contradictions insurmontables sur lesquelles est bâti le capitalisme, et par son apparition, elle les met de fait en lumière. La crise organique aurait ainsi cette capacité de mettre à nu, c’est-à-dire de faire tomber les apparences pour saisir l’essence même de l’État, qui apparaît alors dans toute sa monstruosité. Car lorsqu’une crise organique s’amplifie, l’État a tendance à redevenir un noyau dur et se cristallise dans ce qu’on pourrait nommer un État-monstre.

Césarisme et monstruosités ordinaires

Un autre concept clé profondément lié aux crises et qui nous dévoile encore davantage l’appréhension des phénomènes monstrueux chez Gramsci, est celui de Césarisme. Celui-ci apparaît dans une situation d’ « équilibre catastrophique des forces », propre aux crises. Situation où aucun des camps en présence n’est donc en position d’emporter la décision, et dans laquelle ils menacent de se détruire mutuellement. Le dénouement peut alors venir d’un « homme providentiel », ou plus globalement d’une force apparaissant comme externe, qui résout temporairement la crise. Des monstres bien utiles à la conservation du système.

Nous retrouvons nos « phénomènes morbides » dont, bien entendu, les fascismes des années 1920 et 1930 ont été l’expression historique la plus poussée – et dont ils ne seraient pas très dur de trouver de nouveaux exemples dans la période actuelle. Mais ce qu’il faut donc surtout retenir chez Gramsci, c’est que ces monstres ne relèvent pas d’une exceptionalité exogène. Ils ne sont pas à proprement parler « extraordinaire[s] », car ces anomalies destructrices sont bien issues de la normalité quotidienne de notre société. Pour l’intellectuel italien, une crise ne doit en effet pas être pensée sur le mode de l’événement, mais sur le mode du « développement » . Il nous invite donc finalement à concevoir la crise et ses monstres non pas comme une temporalité unique et linéaire, mais comme des phénomènes spatio-temporellement complexes, des ondes longues, qui émanent directement du fonctionnement du système capitaliste.


Le crépuscule des monstres

Si, comme Bensaïd le note en rejoignant le théoricien italien, nous traversons bien aujourd’hui une crise en cela que « l’époque en est encore aux décompositions sans recompositions et aux événements crépusculaires sans lever de soleil » (Éloge de la politique profane), les réflexions de Gramsci, loin de tout fatalisme démoralisant, nous invitent à concevoir cette crise comme un champ de luttes, dont l’issue n’est jamais déterminée d’avance. Face aux monstres, « on ne peut prévoir “scientifiquement” que la lutte ».

De même, dans l’émergence des crises gramsciennes, la question du consentement des masses est pri- mordiale pour le maintien ou non de l’hégémonie. C’est bien quand ce consentement s’effrite que la crise organique apparaît. Il faut entendre ces situations où le consensus se délite, où la polarisation sociale et politique s’aiguise, où l’instabilité sociale et politique devient prédominante.

Tout ceci peut donc nous inviter à tendre vers un certain « optimisme de la volonté » nous dirait Gramsci, qui ne sera pas de trop pour faire face aux monstres que nous aurons à combattre dans la séquence de lutte qui s’ouvre devant nous.

Et alors, peut-être un lever de soleil.

Victor Abraham

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