Le « monstrueux » chez Claude Cahun
L’œuvre poétique et photographique de Claude Cahun (1894-1954), constituée dans la première moitié du 20ème siècle, fut redécouverte dans les années 1980. Cette reconnaissance tardive s’est effectuée en lien avec l’émergence dans l’opinion publique des questions du genre et de la transidentité. L’essai biographique de François Leperlier, C. Cahun. L’exotisme intérieur (Fayard, 2006), un catalogue chez Jean-Michel Place (1995), l’autre suite à une exposition au Musée du Jeu de Paume (2011), ont contribué à rétablir son œuvre dans l’histoire littéraire et plastique de la modernité.
Le monstre est celle ou celui que l’on montre. Il peut être de deux ordres : monstrueux par son apparence physique ou monstrueux moralement quand cet aspect ne figure pas sur ses traits. Cette opposition entre apparence et vérité de soi traverse les écrits de Claude Cahun (Aveux non avenus, 1930) et se décline dans les polarités laideur/ beauté, corps/âme, féminin/masculin… De nombreux récits de rêves décrivent des visages monstrueux ; la déchéance physique, la laideur sont craintes et en un même mouvement glorifiées. L’âme alors peutelle être contaminée par la putréfaction de la matière ou, au contraire, aspirer encore à la pureté ?
Le monstre est une figure centrale dans la tragédie grecque classique mais il n’est pas qu’apparence. Des personnages (Œdipe, Médée, Atrée…) commettent des actions extraordinaires et atroces. Le théâtre est la scène qui permet de visualiser ces actions et de mettre à jour l’autre scène, celle des pulsions dévastatrices, de la déliaison et de la négativité. L’importance du théâtre chez C. Cahun, l’omniprésence du déguisement, des masques et du maquillage, la mise en scène de soi continuent cette trajectoire du monstrueux commun et universel à cacher ou à révéler.
Le monstre est un être fait de morceaux comme nous le rappelle le Frankenstein (1818) de Mary Shelley. Les êtres surnaturels de la mythologie moderne (vampire, loup-garou) hantent Aveux non avenus : ce sont des êtres hybrides dont les photomontages de C. Cahun, qui découpent et parcellisent les corps, constituent des figures extrêmes.
La personnage antique d’Hermaphrodite est constituée des deux sexes. La personnage antique d’Hermaphrodite est constituée des deux sexes et notre monde est encore fondé sur la binarité : tout ce qui vient y échapper s’apparente au monstrueux (cf P. B. Preciado Je suis le monstre qui vous parle). Cependant, le monstrueux est toujours contextuel à une époque, relatif à un milieu. Plus nous nous habituons au monstrueux en l’autre ou en nous, moins nous le trouvons monstrueux. Habituer le « voyeur » d’images à la chair du corps, dans ses différentes modalités d’apparences, élargir son horizon d’attente constituent peut-être le projet humaniste de C. Cahun.
« Allons, Poète ! Ne me regardez pas ainsi : je ne suis pas aussi vicieuse que j’essaye de le paraître. C’est un mauvais genre que je me donne, voilà tout. »
Dans Claude Cahun de Claude Cahun
Une inquiétante étrangeté
François Leperlier note que le particulier est monstrueux car il déroge à la règle du groupe ; il est l’exception faisant de C. Cahun, dans ses mises en scènes de soi, quelqu’un d’unique en son genre : « Au bout de ce jeu sur les images féminines ou viriles, sur l’altérité et l’androgynie, sur la beauté monstrueuse ou la laideur sublime, au cœur de cette tension il y a la conquête de soi à partir du plus que soi, de plus fort que soi, la quête frénétique d’un mythe personnel où le sujet serait la cause imaginaire de soi, à luimême son propre objet poétique. »1 Dans ses autoportraits, que nous montre Claude Cahun ?
Elle nous montre son visage et son corps modelés, transfigurés. Cette transformation s’approche de quelque chose de monstrueux que le spectateur a du mal à définir. Est-ce un sentiment d’inquiétante étrangeté ? Freud, en 1919, dans son essai Das Unheimliche2 , analyse que ce sentiment n’est pas forcément lié à quelque chose de nouveau mais à ce qui est justement familier. L’inquiétante étrangeté serait donc tout ce qui est tenu caché et qui apparaît sans qu’on s’y attende ; quelque chose de familier à la vie intérieure mais qui se manifeste par surprise dans le réel. Ce concept est à distinguer du retour du refoulé où le refoulé revient sous une autre forme via la névrose. Ici la même forme revient mais à un endroit où le spectateur ne s’y attend pas. L’expérience du Double est une conséquence directe de l’inquiétante étrangeté et se manifeste dans de nombreux autoportraits. La fixité de l’image photographique contribue à les rendre énigmatiques. Et ce regard qui nous regarde nous rappelle que toute image questionne les images déjà vues que nous projetons sur ce que nous regardons et qui ont forgé notre capacité à voir.
Une éthique de la posture
Face à la déréliction de la matière et aux mouvements de l’inconscient, à l’opposé donc du monstrueux, s’affiche chez C. Cahun une verticalisation. Les autoportraits où elle apparaît en pied, debout ou en équilibre sur une jambe, rendent compte d’un alignement bassin/torse/tête. Que son corps soit couché, assis ou debout, un axe interne s’affiche conférant une dignité dans le port, une structuration intérieure qui affirme un principe vivant. En effet, cet axe relie et englobe toutes les fonctions de l’être humain, de la digestion à la pensée en passant par la respiration. On pourrait dire que C. Cahun est assise en elle ; bien posée sur ses supports internes dans une logique de redressement et en contact avec le monde. Par cette tenue intérieure, elle se structure verticalement tant corporellement que symboliquement. L’unité corporelle retrouvée, au-delà du morcellement des photomontages, est donc aussi psychique.
Gaston Bachelard, dans L’Air et les songes (1943), rappelle que, du point de vue de l’imaginaire, la verticalisation est une valorisation. Se lever et se stabiliser dans un axe vertical et stable relève non seulement de l’accès à l’espace, et donc de l’autonomie, mais aussi de l’élévation spirituelle. La pulsion de verticalité, analysée par Bachelard, permet à l’être humain de s’approprier le monde et d’exister dans le regard de l’autre. Si cette verticalité s’ancre dans le terrestre et se poursuit, au-dessus de la tête, dans le céleste, elle n’exclut pas la possibilité du lien.
Le regard dans l’objectif de C. Cahun met en place une horizontalité liant son être d’apparat, temporaire, avec le spectateur. Une bonne verticalité rend possible l’horizontalité de la relation à l’autre. C’est laverticale qui donne l’horizontale : comme sol de son assise évidemment, mais comme présence des autres à qui elle s’adresse aussi.
Sa tête parfois légèrement penchée, ses déhanchements, affichent une distance ironique avec ce qu’elle nous montre, une connivence. Claude Cahun habite un corps qui habite le monde. Au-delà du monstre qui coïncide avec l’apparence charnelle de tout être humain et que les atours dissimulent ou exhaussent, elle nous offre ses autoportraits qui sont autant de façons pour son corps de se tenir face à nous et au monde dans une humanité de partage.
« La photographie a créé une forme qui est une “ prise ” ordonnée par un “ cadrage ” ; cette forme ne procède pas d’une “ composition ”, au sens pictural, mais d’une posture du corps face au visible. Posture essentielle car, en déterminant la relation du photographe et du visible, elle détermine évidemment la position de l’appareil. Le corps conditionne le travail machinal de la prise de vues : il s’approprie de cette façon l’objectif. »3
Vincent Courtois
- Leperlier F. (2011), « L’œil en scène », dans Claude Cahun, Actes Sud (Photopoche).
- Freud S. (1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard (Folio essais), 1985.
- Noël B. (1987), Journal d’un regard, POL, p. 117.