Médiaphi

L’effleure des mâles

En mars 2022, le comédien Will Smith gifle en direct l’humoriste Chris Rock. Si l’événement
a fait un tollé, ce n’est que l’arbre qui cache la forêt puisque des marques de violence dans
l’espace public, on commence presque à s’y habituer. Il semble pourtant que les femmes ne
soient pas les protagonistes de ce genre de violences. Pourquoi remarque-t-on une facilité
de la violence dans les interactions publiques entre hommes ? On prend ici le parti de penser
que, lorsque la violence est publique, il y a un enjeu de masculinisme, il y aurait volonté de se
conformer à une certaine culture, figurée comme typiquement masculine. Et si, se gifler en public était la manière qu’avaient les mâles alpha de se dire « je t’aime » ? Il s’agit ici de prendre
avec dérision des gestes scandaleux pour questionner l’usage public de la violence.

L’homme Alpha Bravo Romeo Uniform Tango India (A.B.R.U.T.I)

Un « Mâle alpha » selon l’article « Comment devenir un mâle alpha : Le guide en 7 étapes ! » du site très scientifique charisme-séduction.fr, c’est un meneur qui sait contrôler ses émotions et qui ne se préoccupe jamais du regard des autres. Outre être un archétype biologique contesté, le mâle alpha est avant tout un mythe moderne. Tout comme le Saint-Esprit, on ne sait pas vraiment s’il existe, mais un certain nombre de personnes y croit dur comme le fer des pectoraux qui recouvre les petits cœurs de pierre des autoproclamés mâles alpha. Dans cette étude, on va passer rapidement sur le fait que la plupart d’entre eux en veulent énormément aux études de genres, les taxant de créer des cases étroites qui enferment les gens, alors que de leur coté, ils créaient une myriade de catégories de mâles différentes (à peu près tout l’alphabet grec y passe). On se contentera également de mentionner brièvement, mais non sans malice, le fait que, la théorie des alpha vient d’une étude zoologique sur des loups en captivité et que son créateur, Rudolf Schenkel, a contredit sa propre hypothèse, détruisant durablement la base biologique pourtant déjà douteuse du masculinisme des lettres hellénistiques. Il reste que, certaines personnes croient aux mâles alpha et se placent donc d’une manière singulière dans notre société.

La tartine de phalanges dans ce brunch idéologique

Ce qu’on remarque, c’est que des gifles impliquant des hommes connus et médiatisés, il en existe beaucoup. En 1303 le pape Boniface VIII se fait gifler par un sympathisant de Philippe le Bel avec lequel le premier a un désaccord politique. Dans Le Cid de Corneille, Rodrigue soufflette fatalement Don Diègue, l’humiliation est totale. Au XXIe siècle on peut citer pêle-mêle, la gifle d’un royaliste à Emmanuel Macron ou encore la gifle de Joeystarr à Gilles Verdez (non nous n’avons pas honte de mettre dans le même panier un pape et un chroniqueur de TPMP). Pourquoi dans l’espace public et médiatique, devant les caméras, dans la rue, ou encore sur les terrains de sport, car nous n’oublions pas ces petites claques sur les fessiers que se flanquent footballeurs, rugbymen et autres alphas sportifs, les hommes se mettent-ils des gifles ? Une explication plutôt simpliste voudrait que ce soit un moyen de faire appliquer la loi de plus fort, de rappeler à autrui qui est, au fond, le seul et unique patron. Mais dans la société moderne il semble un peu limitant de penser ainsi, ne pourrait on pas trouver une autre raison qui explique ce geste ?

L’existence précède le bon sens

Une approche existentialiste de la chose n’est pas
dénuée de sens puisque les deux courants de pensée découlent d’une perte de valeur. Pour l’existentialiste, c’est l’absurdité de la vie qui amène à fonder de nouveau l’identité et le rapport du sujet au monde, pour le masculinisme, c’est le vacillement du système de valeur binaire homme/femme après la 4ème vague de féminisme post #metoo. A noter que le masculinisme contemporain considère cette évolution des valeurs comme leur fondement, mais que leur mouvement n’est pas nouveau. Olivia Gazalé indique notamment que « Cette nostalgie d’une virilité originelle, d’une essence masculine qui se serait dévoyée, réapparaîtra de manière chronique tout au long de l’histoire, chaque époque s’attachant à ressusciter, à sa façon, une toute-puissance virile supposée perdue1. »

Pour l’anthropologue Mélanie Gourarier2, le masculinisme vient avant tout de
l’idée partagée par certains d’une « crise de la masculinité », à savoir, d’une masculinité semblable à un bébé phoque, en danger d’extinction. Selon elle, les hommes qui se veulent alpha rejettent la violence non maîtrisée. Pour eux c’est une passion indigne de leur statut et raccrochée à une masculinité qui n’est plus d’actualité. Mais pourquoi alors dans l’espace public, les rapports entre hommes portent-ils toujours de la violence ? Pour des individus qui ne savent établir de relation que selon des schémas de violence, ces gestes plus ou moins violents sont un langage. Pour les mâles alphas aussi, l’enfer c’est les autres, ceux qui ne croient pas en leur mythe et qui mettent en danger leur croyance. Il existe un terrible solipsisme du masculinisme. Parce qu’un chef de meute ne peut pas être le seul, il se doit de rencontrer d’autres alphas qu’il identifierait comme tel et inversement, pour s’assurer qu’il fait bien partie d’un système de dominants et de dominés.

Un homme que j’aime et qui m’aime et me comprend

Pour Sartre dans L’Être et le néant, la reconnaissance d’une existence mutuelle en tant que conscience libre est possible grâce au contact physique, et plus précisément grâce aux caresses. Dans la brutalité des alpha, la gifle est le seul contact physique qui reste légitime une fois qu’ont été rejetées les valeurs de douceur et d’amour perçues comme typiquement féminines et hégémoniques. Après tout, une claque au ralenti, c’est un tendre effleurement n’est ce pas ? Comme la caresse, la gifle serait donc issue d’un désir de l’esprit. Sartre caractérise le désir comme une tentative d’incarnation d’autrui. Il caractérise le processus par lequel chacun tente de s’assurer de l’existence de l’autre afin de construire sa propre identité. En touchant l’autre, on le façonne, on le construit pour nous, on le rend réel et incarné. Sartre indique notamment que « La chair d’autrui n’existait pas explicitement pour moi, puisque je saisissais le corps d’autrui en situation ; elle n’existait pas non plus pour lui. […] La caresse fait naître autrui comme chair pour moi et pour lui-même ». Oui il faut voir la gifle publique comme le pur contraire du serrage de main mou, celui ci même qui dit à l’interlocuteur « je ne sais pas qui tu es, je ne veux pas le savoir, tu n’es personne et moi aussi, je ne suis rien ».

« Les hommes aiment les hommes. Ils nous expliquent tout le
temps combien ils aiment les femmes, mais on sait toutes qu’ils
nous bobardent. Ils s’aiment, entre eux. »

Despentes Virginie, King Kong Théorie, 2006

Le boys-club n’est pas une boîte gay sympa de la presqu’île

La gifle publique serait donc un exercice d’auto-validation et d’auto-reconnaissance de soi comme maître d’un environnement. Pour ces cher masculinistes, se gifler en public est leur manière bien singulière de former une communauté qui remplit bien les critères de leur doctrine, à savoir « s’opposer à l’image du “ pauvre type frustré “, et de parvenir à endosser les qualités de la “masculinité hégémonique” » (Gourarier ; 2017), en un mot, former un boy’s club idéologique. On a donc, devant nos yeux ébahis et bien souvent relayée en boucle par la presse et les réseaux sociaux, une masculinité qui se construit par la violence, uniquement entre hommes et qui permet l’élaboration d’une identité collective de pseudo-dominant. Là où le phénomène est alarmant c’est que la violence est contagieuse. Les débordements de supporters nous le démontrent, quand l’ honneur est entaché, quand l’ identité des masculinistes est en danger, la violence escalade. L’un a crié sur l’autre et tout d’un coup les gradins tremblent, ils veulent tous s’incarner les uns dans les autres. La vague de désir les submerge, la foule devient une houle et les hooligans peuvent enfin aimer dans la peur et la douleur. Le décors devient leur monde où les caméras, témoins tremblants de cette orgie cathartiques, ne dérangent pas au contraire, elles les érigent aux yeux du monde comme foulant de leur pieds musclés le sommet du Mont Ida et les plus alphas d’entres eux, le nez en sang, se sentent enfin vivant.

C’est grave docteur ?

Et bien oui c’est grave et on ne peut pas continuer à ne rien faire. On ne peut plus considérer le masculinisme comme un épiphénomène marginal, il gagne du terrain et s’insère dans tous les milieux, c’est une pieuvre qui a bien plus que huit tentacules. On ne peut plus faire des masculinistes des sujets médiatiques sensationnels ni titrer comme Paris Match que Andrew Tâte est le « roi de la masculinité toxique » sans prendre l’ampleur de son royaume. Il faut se demander comment couper la tête dorée de l’hydre. Il nous faut réfléchir à des outils pour contenir le phénomène en montrant que le masculinisme fait du mal à tout le monde, en ajoutant une pression constante sur les hommes et une peur grandissante sur tout ceux qui ne sont pas considérés comme « alphas ». Comme le dit Olivia Gazalé, le masculinisme est « piège que l’homme s’est tendu à lui-même » et il devient urgent de se préoccuper du sort des hommes sans les victimiser et encore moins en culpabilisant les femmes et les autres minorités de genre.

Lucile Thevon

  1. Olivia Gazalé, « Le Mythe de la virilité, Un piège pour les deux sexes », 2017
  2. Mélanie Gourarier, Alpha Male, Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes , 2017

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