
La “routine” sur le net : une nouvelle manière de percevoir la liberté du vouloir ?
Routine liberticide…
« Tomber dans la routine, la routine s’est installée, sortir de la routine, échapper à la routine, le train-train quotidien…» S’il existe autant d’expressions péjoratives pour qualifier une routine, c’est en raison de l’imaginaire morne que ce concept soulève instinctivement. Une routine est une succession d’habitudes d’agir ou de penser devenues mécaniques, installées dans notre quotidien. Et en ce qu’elles sont mécaniques, ces habitudes semblent nous éloigner d’une certaine forme de liberté. L’opposition routine-liberté a du sens : si la liberté est une situation de non-dépendance, la routine n’est, au fond, qu’une dépendance involontaire à un rythme intériorisé. Rythme qui ne laisse plus place à aucune autonomie, puisque nous ne nous gouvernons plus nous-mêmes : ce sont nos habitudes mécaniques qui déterminent nos actions. Et, tels des automates, nous sommes comme actionnés de l’intérieur, imitant les mouvements d’un être vivant sans notre conscience humaine. Si l’on compare donc l’idée d’une vie humaine comprise comme mouvement perpétuel, élan de spontanéité, excitation face à l’inconnu, à une monotone succession de jours répétitifs ne semblant être qu’évocatrice d’ennui et d’immobilisme, l’on ne peut que comprendre que la routine soit souvent vilipendée comme l’antithèse de la liberté. En somme, la routine semble diminuer notre liberté, ce qui explique pourquoi l’on s’insurge contre sa présence, et l’on ne se prive pas de faire des gorges chaudes de ceux qui en sont les « victimes ».
… ou routine libératrice?
En parallèle de cette réalité, sur les réseaux sociaux, semble advenir une toute autre vérité. De nombreuses vidéos propulsent l’idée d’une routine fièrement établie dans de nombreux domaines : cuisine, soin, rangement, sport… Si vous parcourez TikTok, YouTube, ou Instagram, vous trouverez : « Ma morning routine pour les cours », « Ma routine matinale », « Ma routine soin du visage », « Ma routine sport à jeun au réveil », « Ma routine du soir 2023 », « La morning routine de Jeff Bezos »… Une myriade de vidéos captivantes quasi-hypnotiques montrent des matinées ordonnées à la minute, des routines élaborées à réaliser chaque matin… Le point commun entre toutes ces publications ? Chacun peut, s’il veut, former son propre récit de liberté structurée, où la discipline quotidienne devient alors la promesse de prospérité, de potentiel optimisé, d’un destin sculpté par soi. Les hashtags tels que #morningroutine, #productivityculture, #growthmindset, inondent nos flux, érigeant la routine comme un pilier de la réussite personnelle.
En somme, la routine n’est plus une entrave sur la toile, mais devient un moyen de se réaliser au mieux, un mode d’emploi d’une vie plus libre : maîtrisons notre présent pour obtenir le futur désiré! Comment expliquer la dichotomie entre la perception quotidienne d’une routine contraignante et la mise en scène virtuelle de nos vies, où la routine est associée à la liberté ?
Prise de décisions et routine : une affirmation de notre liberté
Ces publications des différents réseaux sociaux mettent en exergue l’une des composantes essentielles d’une routine bénéfique pour l’individu. Les rituels auxquels on s’oblige sont des choix que l’on réalise en posant notre regard sur l’être futur que nous voulons devenir.
Prenons ici un exemple. Parce que j’ai lu dans une étude que dormir moins de huit heures par jour risque d’augmenter le risque de dépression et d’anxiété, je souhaite dorénavant dormir huit heures par jour. Je vais donc m’obliger chaque soir, contrairement à mon désir de l’instant, comme regarder un film alors qu’il est déjà minuit, à aller me coucher tôt. Je m’oblige à vouloir vouloir le fait d’aller me coucher. Alors, j’espère qu’en m’obligeant durant les premières semaines, je vais réussir à intérioriser cette habitude, afin qu’elle devienne naturelle. On ne peut parler de contrainte, mais plutôt d’obligation vis-à-vis de soi.
De cette manière alors, peut-être que la routine, au sens où nous créons nous-même nos propres habitudes, en vue de devenir ou de réaliser quelque chose, nous apporte une plus grande liberté. Réfléchissons, si je décide de vouloir vouloir me coucher tous les soirs à vingt heure, ne suis-je pas plus libre que celui qui se couche parfois à vingt heure et parfois à vingt-deux heures ? J’ai conscientisé mes actions, je sais pourquoi je les réalise, et je souhaite profondément les faire. Tandis que mon ami qui se couche à vingt-deux heures sans le vouloir ardemment, est peut-être moins libre.
Un concept bi-face : les deux sens de la routine
L’opposition entre une routine décriée dans notre quotidien, et une routine valorisée sur les réseaux sociaux, disparaît. Il ne s’agit pas de la même routine, ou du moins pas du même mouvement. La routine que nous percevons comme limitation de notre liberté, est une routine où l’extérieur vient déterminer notre intérieur, l’habitude devient source de mes actions. Nous pouvons réaliser une première distinction, nous aurions une routine comme élévation de la conscience, une conscientisation de nos désirs, et une routine comme retrait de la conscience, où celle-ci laisse place aux habitudes qui proviennent de l’extérieur.
La triple privation : le pendant négatif de la routine
Cependant, ce même concept de routine comme conscientisation de nos désirs n’est pas un concept indivisible, il se révèle bi-face. Le premier pendant positif est celui d’une conscience qui détermine le fait de vouloir-vouloir en toute liberté, parce qu’elle n’est pas pressée par l’instant, et qu’elle est capable d’abstraction, pour visualiser au long terme, ce qui la satisfait. Mais, un pendant négatif peut être pensé : vouloir vouloir constamment ne conduit-il pas aussi à une forme d’asservissement ? Et donc, quelles sont les limites de cette routine présentée comme bénéfique sur les réseaux sociaux ? Le pendant négatif de cette routine tend à une triple privation : une perte de sens, une perte du chéri-hasard, et une perte de la force de ses désirs.
La perte de sens est le premier risque de cette volonté de dompter son vouloir, lié à la surdétermination de nos actions. Les vidéos réalisées par les influenceurs bien-être, sur Tiktok et Instagram, par exemple, affichent les horaires, au quart-d’heure près, d’une routine qui s’étend sur plusieurs heures, comprenant : réveil, rangement de la chambre à coucher, médiation, séance de journaling, réalisation d’une boisson matinale, échauffement, brève séance de sport, choix d’une tenue, prendre sa douche, préparation dans la salle de bain… La privation de sens advient lorsque, sous prétexte que deux actions s’enchaînent et sont de natures différentes, il est nécessaire de les lister et de les planifier chacune. Les actions que je me force à vouloir vouloir perdent leur sens, puisque je les aurais voulues dans tous les cas. Je ne vais pas me forcer à vouloir vouloir m’habiller le matin. En ce sens, la routine présentée sur les réseaux sociaux se transforme en dévoreuse de sens, lorsqu’elle nous oblige à conscientiser chacune de nos actions. Nous conditionnons des désirs déjà sainement conditionnés.
La perte du chéri-hasard, advient lorsque l’on ne préserve plus des instants libres. Admettons : nous avons mis au banc d’essai la routine d’une vidéo d’une influenceuse, pour améliorer la qualité de notre sommeil. Comme les habitudes du soir, maintenant mécaniquement ancrées dans notre quotidien, nous permettent d’augmenter la qualité de notre sommeil, pourquoi pas celle de notre corps, du rangement de notre frigo, de l’organisation de nos matinées? Le risque imminent est celui d’une volonté de productivité excessive. Et ainsi, nous conditionnons certains de nos désirs, comme celui de faire nécessairement une séance de méditation le matin. Nous sommes donc dans la situation ou nous ne voulons plus vouloir une chose pour un bienfait éloigné dans le temps, mais nous voulons vouloir toute notre journée. Nous perdons ainsi les instants du chéri-hasard, ces instants libres de la journée, qui nous permettent de faire une pause, de s’ennuyer parfois. Alors que c’est par l’ennui que nous nous observons tout simplement en train d’être, sans rien de plus, là où le hasard des choses peut prendre place et nous mener vers un lieu nouveau. Au lieu de cela, nous voulons combler ce vide, question de rentabilité. Ainsi, nous conditionnons des instants où les désirs n’étaient pas à conditionner.
La perte de la force de nos désirs, loin d’être la plus visible, n’en est pas moins la plus affligeante. Cette routine voulue et décidée, peut tendre si l’on perd en vigilance, à devenir, la routine, comme retrait de la conscience du monde, celle que l’on méprise entre amis. De fait, même si l’on agit en voulant chacune de nos actions au commencement, allons-nous préserver chaque jour le souvenir de cette décision? Si j’aime me coucher tôt, je peux m’obliger chaque soir à le faire parce que je le veux. Cela devient une habitude, et je cesse de me rappeler que je le voulais initialement. Tandis que, si j’aime me coucher tôt, chaque fois que je me couche tard, je me rappelle, le lendemain matin, fatiguée, que je dois me coucher tôt pour préserver mon sommeil : d’une certaine manière, je préserve mon désir de me coucher tôt. Ainsi, si je me couche tôt le lendemain, j’ai d’autant plus l’impression de le faire pour moi, de le vouloir, et donc d’être libre en le faisant, puisque je réalise une chose que je n’ai pas l’habitude de faire. En établissant une routine que je respecte, bien que je sois profondément libre en le faisant, je peux affaiblir la force de mes désirs. Nous oublions pourquoi nous avons conditionné notre désir.
Le paradoxe du retrait de la conscience du monde : l’émancipation et la liberté
Nous avons observé la routine sous son aspect négatif, celui d’un retrait de la conscience du monde. Pourtant, et c’est en cela que la routine liée à la question de la liberté est un concept délicat, ce même retrait de notre conscience du monde n’est-il pas lui aussi liberté en un sens ?
Prenons l’exemple d’un individu que nous nommerons Emmanuel. Notre homme se lève tous les matins à la même heure, s’habille de la même manière chaque jour, mange le même petit déjeuner, et cela depuis plusieurs années, sans jamais déroger à cette routine. Emmanuel peut en réalité vivre cette même matinée répétitive de deux manières différentes.
Soit, comme dans le premier cas que nous avons évoqué, Emmanuel avec le temps, a retiré sa conscience du monde chaque matin, pour laisser les habitudes et l’extérieur le modifier, jusqu’à ce qu’il devienne automate. Attention, Emmanuel se peut être parfaitement en accord avec cette situation, mais il se trouve dans le cas où il n’en a pas forcément conscience. C’est un retrait de la conscience involontaire.
« la routine n’est plus une entrave sur la toile, mais devient […] un mode d’emploi d’une vie plus libre»
Mais si Emmanuel choisit volontairement ce « retrait de conscience», il se trouverait ainsi dans le cas de la routine classiquement décriée, mais n’en serait-il pas tout autant libre? Peut-être qu’Emmanuel souhaite la réalisation de ces habitudes inconscientes. Peut être que la routine qu’il élabore initialement, lorsqu’elle devient mécanisme répétitif, permet un retrait de conscience qui tend vers une forme de liberté. Parce que la routine n’est que conditionnement, l’esprit se libère et se repose de certaines tâches. L’esprit peut se concentrer sur le réel imprévu : l’idée qui surgit presque venue de nulle part. Ainsi, lorsque tout notre être est impliqué dans les agissements du quotidien, peut être laissons nous moins de chance à ce dernier d’être saisi par la volonté créatrice. Établir une routine pour certains instants de la journée, c’est une forme de fondation, que l’on ne remet pas en question, pour pouvoir construire et s’essayer dans un second temps, à la création de nouveaux bâtiments. La routine peut aussi être, en ce qu’elle est retrait de la conscience du monde, une libération du temps de conscience pour la création de l’inattendu, précisément du non conditionné. Lorsque Kant a voulu vouloir sa vie réglée comme une horloge, lorsqu’il demandait à son valet, chaque matin à cinq heures moins cinq d’entrer en criant « C’est l’heure», lorsqu’il réalisait perpétuellement sa promenade en solitaire… N’a-t-il pas libéré son esprit de l’inattendu contrariant, pour s’adonner à ce qu’il voulait précisément? Cette routine n’a-t-elle pas permise, loin de le contraindre quotidiennement, de le rendre précisément non dépendant du hasard? Et, s’émanciper de toutes situations de dépendance involontaire afin de choisir par soi-même, n’est-ce pas cela, au fond, la liberté ?
Audrey Thurel

