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Pardon pour la colonisation. Little Danes, quand l’État danois fait le récit de sa responsabilité

Le 8 décembre 2020, dans un élan historique, Mette Frederiksen (Statsministeriet en poste du Royaume du Danemark, l’équivalent de notre Premier Ministre) a présenté par le biais d’une lettre officielle les excuses de son gouvernement à l’endroit des survivants d’une expérience coloniale menée par les autorités danoises entre la métropole et le Groënland dans les années 1950. Le contenu de cette lettre, de même que le contexte dans lequel elle intervient ainsi que les réactions qu’elle a suscité nous en disent beaucoup sur l’aspect culturel de la domination coloniale danoise au Groënland ainsi que sur la fonction de l’excuse officielle.

Une expérience « sociale »

Nous sommes en 1951, à bord du MS Disko – un navire de la flotte danoise. Le port de Nuuk, capitale danoise du Groënland est déjà loin ; les côtes reverdies semblent tout juste un fin liseré entre ciel et mer. Sur le navire en partance pour la métropole, 21 enfants groenlandais (tous inuit) ont été embarqués, parfois après avoir été arrachés à leur famille1. Ils s’en vont vivre dans un orphelinat danois dans le cadre d’une expérience dont l’objectif est clair : former au Danemark les élites groenlandaises de la prochaine génération, chargées d’implémenter durablement et dans toutes les sphères de la société groenlandaise l’essence de la culture danoise (c’est-à-dire occidentale, chrétienne et capitaliste).

Danisation et mémoire de la colonisation : un double contexte

Ici, s’intéresser au contexte de la lettre d’excuse officielle du gouvernement de Mette Frederiksen, c’est s’intéresser à la fois au contexte de l’expérience – la danisation du Groënland colonial – et au contexte contemporain dans lequel intervient l’excuse officielle – les enjeux mémoriels de la colonisation.

Le terme de danisation renvoie aux efforts déployés par les autorités coloniales danois pour amener une déconnexion vis-à-vis de la culture inuite traditionnelle et pour implanter la culture danoise – pour daniser les populations – au niveau local. Historiquement, la danisation c’est un effort pour urbaniser le Groënland, pour industrialiser les activités traditionnelles de chasse et de pêche, pour effacer la langue et les traditions autochtones de la sphère publique et j’en passe. L’expérience pseudo-scientifique des Little Danes est une des manifestations de cet effort de danisation. Elle est d’autant plus importante qu’elle illustre, à l’échelle d’un groupe de vingt-et-un enfants, les conséquences désastreuses du fiasco de la danisation. A savoir la perte d’identité et « l’épidémie de suicide » qui touchera aussi bien le microcosme des enfants de l’expérience que la société groënlandaise au sens large.

Aujourd’hui, dans le grand bal des anciennes puissances colonisatrices, le Danemark est souvent oublié, là où d’autres pays, dont la France, font (tristement) figure d’autorité. Pourtant, la colonisation moderne du Groenland par le Danemark remonte au XVIIe siècle et s’est poursuivie officiellement jusqu’à la seconde moitié du XXe. Qui plus est, l’Histoire commune du Groënland et du Danemark est particulière : d’abord colonie puis comté d’outre-mer et enfin territoire autonome constitutif du royaume du Danemark (1979), le Groënland a connu une trajectoire particulière, notamment due à la spécificité de sa situation géographique : la relative faiblesse du pouvoir étatique et l’interdépendance des colons et des colonisés ont marqué l’évolution historique du territoire.

Enjeux et fonctions de l’excuse officielle

L’excuse officielle est un procédé politique utilisé par les Etats dans l’ordre interne et sur la scène internationale, généralement pour reconnaître leur participation ou leur responsabilité vis-à-vis d’un événement passé. On distingue celles qui sont adressées à un groupe ou à un Etat particulier, nommé ou non des déclarations générales.

L’enjeu essentiel de l’excuse réside dans la perception de l’Histoire et son effet principal est précisément de reprendre la main dans la construction d’un discours sur l’Histoire (en l’occurrence coloniale). Ainsi, la solennité de l’excuse marque généralement une rupture avec le passé ; c’est une parenthèse qui se ferme. À quoi bon continuer de parler du passé, de se sentir coupable de ce que généralement l’on a pas commis soi-même, puisqu’on s’est excusé ?

L’image du gouvernement qui présente ses excuses au nom de l’État a une indéniable (et presque automatique) portée politique. Elle peut de la même façon rapiécer par elle-même la relation entre l’Etat et des individus. Pour autant, à l’échelle d’une « oeuvre » coloniale plus large, à l’échelle d’un groupe dont la vie a été impactée de façon irrémédiable par une acculturation forcée, suivie d’une intégration ratée dans la culture dominante, l’excuse ne répare rien. Les conséquences humaines, historiques et matérielles de l’acte demeurent les mêmes ; l’excuse ramasse ces conséquences et légitime le récit qui les lie, un récit de responsabilité.

Dans le même sens, le discours ne se construit plus à charge contre l’État, mais celui-ci, en affirmant sa responsabilité, impose un discours officiel de nature à saper la légitimité de tout futur contre-discours2 Et qu’importe si l’excuse est acceptée, car contrairement aux excuses interpersonnelles qui peuvent donner lieu à l’expression d’un ressentiment passant par le rejet de l’excuse, l’État qui formule une excuse met rarement à la disposition de celui qui les reçoit une plateforme comparable à celle dont il bénéficie.

Excuse et pardon

Il existe tout d’abord une différence entre excuse et demande de pardon. L’excuse, à l’inverse du pardon qu’on demande ou qu’on implore et malgré l’amalgame du sens commun entre les deux termes, n’attend rien de la part de celui à qui elle est adressée. L’excuse au sens où l’on s’excuse ne ferme pas la distance comme peut le faire la demande de pardon, par laquelle on se met à la merci de celui à qui l’on estime avoir causé du tort. Le pardon est inextricablement lié, du point de vue conceptuel, à la rédemption (dont le rôle dans les grandes religions monothéistes se passe d’explication). Tandis qu’il y a parfois un certain caractère conventionnel à l’excuse. En bref, l’excuse a fonction de reconnaissance : elle apporte à l’argument de l’injustice de telle ou telle situation le poids d’une autorité officielle.

La lettre est conclue par le mot « Undskyld ! », mot unique qu’on pourrait rapprocher d’un « pardon » comme d’un « désolé », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. In fine, peut-être l’essentiel est-il que les survivants de l’expérience aient bien accueilli ce courrier dans leur boîte aux lettres. Dans un article daté du jour de l’envoi de la lettre d’excuse de Mette Frederiksen, Helene Thiesen annonçait célébrer la nouvelle avec un plat groenlandais à base de muktuk et de truite.

Hugo Genève

  1. L’idée, à l’origine, était de n’enrôler pour l’expérience que des orphelins ; une pénurie de cette espèce força les autorités à ratisser plus large.
  2. On pense, en France, à ceux qui sont si prompts à fustiger le “culte de la repentance” chaque fois qu’un discours sur le passé colonial français va au-delà de ce que l’Etat français est disposé à reconnaître.

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