
L’homme et la chasse sous le prisme de l’écofeminisme
La chasse, un loisir qui laisse rarement indifférent. Parler de chasse, c’est la garantie d’animer une discussion. La chasse réveille les passions, galvanise les esprits ou provoque rejet et abjection. En France, la chasse c’est 98% d’hommes. Parmi les arguments pour justifier cette activité, les fédérations de chasse se prévalent d’être les premiers écologistes de France : entretien des espaces naturels, comptage, régulation des populations. Pourtant, en matière d’éthique environnementale, peu de penseurs se revendiquent chasseurs. Penser l’écologie et pratiquer la chasse est un jeu d’équilibre ardu. Si les femmes sont peu représentées parmi les chasseurs, c’est peut-être parce que les valeurs auxquelles s’attache la chasse renvoient à un système anthropocentré, mais surtout phallocentré. Pourtant, un discours écologiste épris de considérations féministes pourrait nous permettre de mettre en lumière les limites et les incohérences de la pratique de la chasse dans nos sociétés.
Aldo Leopold, un chasseur environnementaliste
Soutenir l’idée que la chasse est nécessaire au maintien de l’équilibre des écosystèmes, c’est dans une certaine mesure chercher des béquilles à un système déséquilibré. Pourtant, il y a des penseurs qui ont réussi à accorder de manière théorique et pratique, chasse et éthique environnementale. Aldo Leopold en est la figure majeure. Léopold est un des pères fondateurs de l’éthique environnementale moderne. Il est réputé pour son unique ouvrage publié de manière posthume, l’Almanach d’un comté des sables. Dans ce texte il développe sa célèbre « éthique de la terre », dont le résumé tient en une maxime : « une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique »1. Lire l’Almanach, c’est voyager. Un périple contemplatif au fil des saisons, des espaces et des espèces. Mais c’est aussi pêcher et chasser, parfois au fusil, parfois à l’arc. Avec avidité, puis avec mesure. Leopold pratique la chasse de son enfance à sa mort. Pour autant son activité n’est pas indemne de remise en question et évolue en même temps que l’élaboration de sa propre éthique.
Pour J.B Callicott, son principal commentateur, l’activité de chasse de Leopold n’est pas contradictoire avec son éthique. Celle-ci se veut holistique et considère l’équilibre et la santé de l’intégralité des écosystèmes et non des individus2. Pour autant, Leopold et son commentateur sont des hommes. De plus, il existe peu de critiques des textes de Leopold, tant son éthique résonne aujourd’hui encore chez les penseurs de l’éthique environnementale. Cela dit, ce manque de critique est peut-être dû au fait que celui-ci s’inscrit dans un système patriarcal encore d’actualité. Il nous faut donc prendre du recul et sortir de l’hégémonie masculiniste qu’incarne si bien les États-Unis.
Chaone Mallory, une critique écoféministe de Leopold
L’écoféminisme est un champ de revendication aussi bien théorique que pratique. Il est difficile de lui accorder une origine géographique ou temporelle. L’écoféminisme prend corps dans le lien qui unit les femmes et la nature, sous l’oppression du patriarcat. S’il existe une très grande variété d’écoféminismes à travers le monde, les écrits américains et australiens sont les plus à même de nous aider à relativiser les propos de Leopold. Chaone Mallory, affirme que de manière involontaire, Leopold défend des principes de domination du monde naturel en raison de sa chasse régulière et non-régénérative3. Pour Mallory, un des principes récurrents de l’écoféminisme est l’anti-dualisme. C’est-à-dire la thèse selon laquelle humains et non-humains posséderaient la même valeur intrinsèque. Sa critique tient en deux points que nous pouvons résumer ainsi : Premièrement, un chasseur fait nécessairement preuve d’anthropocentrisme et ne peut revendiquer une éthique environnementale écocentrique (système de valeur centré sur la nature, en particulier les écosystème). Deuxièmement, l’activité de chasser fait de l’autre un objet au même titre que le patriarcat fait de la femme ou de la nature un objet qui lui est utile.
De plus, ce que reproche Mallory à Leopold, c’est de faire de la chasse un sport et non une activité de subsistance. Pour Leopold « La chasse sportive est une amélioration comparée à la chasse de subsistance, dans le sens où cela ajoute une variable de compétences et un critère éthique »4. Ce que reproche Mallory à cette perspective, ce n’est pas le fait d’ajouter un code éthique à la pratique mais bien de rechercher une forme de valorisation morale de soi, au détriment d’un autre vivant qui a lui-même son intérêt à rester en vie. L’animal étant considéré comme moins que l’humain, un moyen et non une fin en soi.
Dans cette optique, l’animal sert l’intérêt du chasseur en vue de valoriser ses aptitudes physiques et morales. Or, considérer les espèces animales pour ce qu’elles nous apportent est à la base des déséquilibres environnementaux. Deux objections sont régulièrement apportées à ces critiques, par les tenants de la chasse : la mort et la souffrance font partie intégrante de la vie et la chasse est une activité atavique inscrite dans le patrimoine génétique humain, preuve en est, qu’elle est encore fondamentale pour la survie de nombreux peuples. La première objection est factuelle. Néanmoins, elle ne justifie en rien l’acte de tuer un animal, tout au plus elle accorde une fragile bonne conscience. En effet, comme l’affirme Brian Luke, ce n’est pas parce que la souffrance et la mort existent qu’on est en droit ou en devoir d’en ajouter5 (Luke 1997, p.41). L’argument de l’atavisme paraît plus probant, mais on peut y voir une forme d’appropriation culturelle. De nombreuses populations ont besoin de chasser pour survivre, cette pratique est bien souvent sacrée. Or, Leopold ne fait pas partie de ces groupes minoritaires. Il est issu de la classe américaine blanche, privilégiée. Il a un poste de pouvoir à l’université du Wisconsin et ne dépend pas de la chasse pour survivre. De plus, ce qu’il nomme « the good sportmanship », n’est en rien une activité à caractère sacré. Ainsi, il serait abusif de s’approprier des pratiques de populations minoritaires en tant qu’individu n’appartenant pas à une population indigène dont le rapport à la chasse est sacré et substantiel. Le texte de Mallory aborde également un point qui semble particulièrement intéressant, la critique écoféministe d’Aldo Leopold. Elle va en premier lieu s’appuyer sur une critique de Val Plumwood et mettre en avant ce qu’elle nomme « the colonizer identity »6 (Val Plumwood,1996, p.43). On trouve ici la théorie principale du livre de Plumwood, Dans l’œil du crocodile, dans lequel elle développe sa vision anti-dualiste humain/non-humain. Plumwood, après avoir été attaquée par un crocodile et y avoir survécu, reconsidère sa position d’être humain en tant que potentielle nourriture pour les autres espèces. Or, ce que veut montrer Mallory avec cet argument, c’est que le chasseur, se faisant super-prédateur instaure de manière péremptoire son statut de prédateur, refusant toute possibilité d’être une proie.
Pour écrire son article, Mallory a tiré beaucoup de ses arguments des écrits de Val Plumwood. Mais est-il possible de réhabiliter la pensée de Leopold pour qu’elle surpasse ces critiques écoféministes ? Il nous faut préciser le rapport qu’entretient Leopold avec la chasse, puisque celui-ci évolue au fil des années et du développement de son éthique. Premièrement, Léopold abandonne le fusil et lui préfère l’arc. Notre auteur, n’est pas un amateur du développement technologique et cela d’autant plus lorsque cela concerne les activités de nature : « J’ai l’impression que le chasseur américain est perplexe : […] Il n’a pas encore compris que la chasse est une affaire essentiellement primitive, atavique; […] que la mécanisation excessive détruit les contrastes en introduisant l’usine au cœur de la forêt, au cœur du marais.»7. Pour Leopold, le but de la chasse n’est plus de prélever à tout prix comme cela a pu être le cas dans ses plus jeunes années. Mais plutôt de faire corps, ou de tenter de s’intégrer au milieu dans lequel il évolue. Mais plus que cela, il en vient à remettre en question l’intérêt du prélèvement : « Je visai trop haut, ma flèche alla se fendre contre les pierres disposées par le vieil indien. […] J’avais raté mon coup, tant mieux »8.
Val Plumwood, au secours de la chasse
Pour autant, on peut admettre qu’il existe de multiples façons de se retrouver immergé dans le milieu naturel, sans pour autant tuer. Faut-il alors, désigner la chasse comme une activité patriarcale, anti-écologique et condamnable ? Dans son ouvrage, Dans l’œil du crocodile Plumwood affirme ceci « Je ne condamnes pas universellement ce mode de vie [du chasseur], qui témoigne dans certaines circonstances avec justesse de la condition de l’être humain, lequel peut se comporter comme un grand prédateur sans pour autant céder à l’arrogance, en faisant preuve d’intégrité et d’honnêteté »9. Pour Plumwood, ce qui est critiquable n’est pas tant l’activité de chasse en elle-même, que le rapport qu’on engage à cette dernière. Au fur et à mesure des années Leopold développe ce qu’il nomme une « conscience écologique ». C’est-à-dire une tentative de considération maximale et lucide du milieu et des êtres qui entourent l’homme. C’est d’ailleurs cette conscience écologique qui est en grande partie responsable de l’advenue de son éthique environnementale. Or l’éthique de Leopold, au moment où il la développe dans son Almanach semble aussi singulière que son rapport à la chasse. Effectivement, Leopold est reconnu comme le père de l’écocentrisme, ce système de valeur centré sur le vivant dans son intégralité et non sur l’homme. Il s’oppose donc dans son éthique à l’anthropocentrisme, du moins théoriquement.
Ce que cherche à prendre en considération notre auteur, c’est la valeur des écosystèmes, « Et grâce à nos perceptions intuitives, […] il est possible que nous prenions conscience de l’indivisibilité de la terre […] et que nous respections cette communauté non pas seulement comme une servante utile. »10. Cette vision écocentriste se rapproche de ce que Plumwood nomme « l’animalisme écologique » et qui selon elle « défend et célèbre les animaux tout en promouvant une éthique dialogique fondée sur le partage, la négociation et la coopération entre les humains et les animaux »11. Cela revient à accepter de partager nos territoires avec des prédateurs et à s’engager dans la restauration des environnements. Mais surtout, suivant les propos de Val Plumwood, condamner la prédation de manière abstraite et ontologique mènerait de manière assez évidente à une problématique insoluble pour ce qui est des prédateurs non-humains : « exclure complètement la prédation de l’identité humaine contribuera également à renforcer […] la séparation radicale entre humains et animaux postulée par la tradition occidentale, et à traiter les cultures indigènes comme si elles étaient des cultures animales ». Reconnaître un privilège cynégétique aux populations animales et indigènes relativement à leurs natures ou pratiques traditionnelles, jouerait le jeu du dualisme nature / culture. Pour que l’antidualisme propres à l’écoféminisme tel que soutenu par Plumwood se tienne, il n’est pas possible d’accorder des droits aux populations et individus selon leurs espéces ou leurs cultures.
La pratique de la chasse pose en définitive de nombreux problèmes éthiques. Y mettre fin tendrait à réduire la pression exercée sur le monde sauvage. Dans le même temps, concourir à son interdiction soulèverait de nombreux problèmes moraux, notamment ceux relatifs aux populations indigènes qui en dépendent pour leur survie. Plus encore, admettre un droit de chasse aux non-humains et non pas aux humains, accentuerait l’existence d’un dualisme auquel s’opposent nombre de voix écoféministes. Dans cette multiplicité de voies et de thèses, nous avons vu que Aldo Leopold pouvait aider à porter un discours d’apaisement entre ces deux pôles. En effet, si ce dernier prolonge le prisme de lecture duale du monde – comme le souligne Marti Kheel -, à travers une activité de prédation basée sur un code éthique relatif à la pratique sportive. Il n’en demeure pas moins que selon les propos mêmes de Catherine Larrère, Leopold a inspiré et inspire encore de nombreuses théories écoféministes du care. Ce dernier accordant une place prépondérante à l’amour, la beauté, le soin et la communauté.
Finalement, loin d’avoir clos le débat sur la chasse, l’écoféminisme en ré-ouvre d’une manière beaucoup plus riche et profonde les portes du débat. Non sans réinterroger les liens ontologiques et substantiels qui résident entre humains et non-humains, Leopold et peut-être plus encore certaines théories écoféministes, admettent la possibilité d’existence de cette pratique. Pour autant, celle-ci peut exister sous un cadre éthique particulier comme Leopold n’a eu de cesse de l’exprimer et qui semble s’éloigner de la pratique moderne de ce « sport » tel que nous le connaissons en occident.
Maxence Wattier
- Leopold Aldo, Almanach d’un comté des sables, Flammarion [1949] 2000.
- Callicott, Ethique de la terre, Wildproject, 2010
- C.Mallory, Acts of Objectification and the Repudiation of Dominance: Leopold, Ecofeminism, and the Ecological Narrative, 2001
- A. Leopold, Game management, 1933, p.391
- Nous traduisons
- Nous traduisons
- A.Leopold, La terre comme communauté, Les réserves de nature sauvage, Wildproject, 2021
- A.Leopold, Almanach d’un comté des sables, Flammarion, p.194
- V.Plumwood, Dans l’œil du crocodile, Wildproject, 2021
- A.Leopold, La terre comme communauté, Wildproject, 2021
- V.Plumwood, Dans l’œil du crocodile, Wildproject, 2021, p.146

