
Chlordécone : connaître une pollution et construire la justice environnementale
Utilisé dans les bannerais antillais de 1972 à 1993, le chlordécone a causé une pollution chimique durable en Guadeloupe et en Martinique, nuisible pour la santé de population, elle a fortement réduit les espaces de culture et de pêche. Face à un tel désastre, les habitants réclament naturellement justice, mais celle-ci a refusé les recours qui lui ont été soumis pour reconnaître des responsabilités par la voie judiciaire. La lecture du rapport d’enquête parlementaire de la députée guadeloupéenne Justine Bénin, et les propositions de lois qui ont suivies, permettent donne une vision claire des responsabilités, et des pistes envisagées pour rétablir la justice environnementale.
En janvier 2023, la cour d’appel de Paris rejeta les recours pour engager des poursuites dans l’affaire de la pollution généralisée au chlordécone, or en plus de la prescription, elle a invoqué l’absence de connaissance quant au risque du chlordécone pour la population générale. Pourtant au moment de l’interdiction du chlordécone on disposait déjà de la plupart des connaissances dont on dispose aujourd’hui à son propos. En fait, celles-ci concernaient, au moment de son autorisation, des effets toxiques sur des modèles animaux. Sollicité plusieurs fois dès 1968 par les distributeurs, la France s’est montrée dans un premier temps réticente à autoriser la substance, en raison de sa forte toxicité. Elle est finalement revenue sur sa décision, en 1972 en établissant une distinction entre la substance active (le chlordécone), et le composé qui servait à la répandre, c’est-à-dire le kepone. Le chlordécone était considéré comme dangereux, mais le kepone pouvait être commercialisé. Après la constatation de la toxicité de la substance sur les ouvriers de l’usine de production Hopewell en 1975, les Etats-Unis décident d’interdire la production de la substance. L’affaire largement relayée par la presse étasunienne, avait de fait privé la France, de son approvisionnement en chlordécone. L’autorisation est cependant maintenue en 1977, puis le distributeur obtient de l’autorisation de produire et de commercialiser un substitut du képone le curlone en 1981. Selon France Inter, la commission des toxiques qui étudient le dossier cette année-là, est alors contacté par l’éminent toxicologue René Truhaut, il les informe que lui ainsi qu’un panel d’expert viennent de classer la substance en cancérogène possible1. Toutefois, ce qui n’était pas connu, au moment de l’autorisation du kepone puis du curlone, c’était les risques pour la population générale. En effet, si la toxicité de la molécule était établie sur des modèles animaux, ce n’est que lorsqu’on a commencé à s’apercevoir, de l’ampleur de la pollution des sols, de la contamination de la population, dans les années 2000, que des études furent mené pour déterminer les risques que son inoculation représentait pour elle. On s’aperçoit alors que plus la concentration en chlordécone est élevée, plus la fréquence et la gravité des cancers de la prostate l’est2, de même que les troubles du développement, chez l’enfant, exposé à du chlordécone pendant la grossesse. L’argument de la justice repose donc sur l’ignorance de ces risques-ci, de leur non-coïncidence avec la dangerosité avérée au moment de l’autorisation et de l’interdiction du chlordécone. Tout le problème de la responsabilité, de l’Etat et des exploitants (industriels, agronomique) du chlordécone, tient dans le fait que si des faisceaux de preuve pointèrent nettement, vers la dangerosité du chlordécone, elle diffère des risques qui se sont avéré être encourue par la population. En effet, selon l’épidémiologiste Luc Multigner, on n’avait aucune raison d’étudier les effets d’une exposition chronique au chlordécone sur la santé, ailleurs qu’en France, car l’arrêt de la production aux Etats-Unis ayant entraîné l’arrêt de l’usage du chlordécone dans le monde , il a du même coups éliminer les risques d’exposition chronique3.
Dans quelle mesure l’Etat et les acteurs économiques sont-ils responsables?
L’objectif de cet article est de proposer une présentation de ce sur quoi s’appuie notre intuition selon laquelle, à partir du moment où la toxicité du chlordécone était connus, l’Etat et les acteurs économiques se rendaient responsables des préjudices subis par la population générale, quand bien même il n’en avait pas encore conscience. Cet article n’a cependant pas la prétention de répondre de façon définitive par la positive, à l’imputation d’une responsabilité morale (ou juridique), de ces derniers dans l’affaire. On peut avancer en particulier, qu’après la fermeture de l’usine Hopewell, qui avait démontré les dommages subis par les ouvriers, leur responsabilité envers les travailleurs est indéniable. D’ailleurs ceux-ci dénoncèrent dès 1974, lors d’une grève violemment réprimée, l’utilisation de cette substance, dont ils subirent les conséquences sur leur santé. Certes, ce dernier point apparaît comme trivial, même du point de vue de l’argumentation de la justice, ce qui l’est moins, c’est de considérer que mettre, en toute connaissance de cause, en danger ces derniers, implique la responsabilité vis-à-vis des autres victimes. Mais avant de se pencher sur cette question, il faut encore rappeler en quoi consiste la responsabilité des acteurs économiques, puisqu’on a abordé celle de l’Etat. Concernant les industriels on l’a dit, ce sont eux qui ont demandé l’autorisation de mise sur le marché du kepone puis du curlone, après l’interdiction du premier aux Etats-Unis, mais certes on ne peut leur reprocher d’avoir tenté de commercialiser une substance dangereuse, qu’après que les risques pour la santé humain furent avérés, c’est-à-dire après, l’incident de Hopewell. Ensuite, lorsque la substance a été interdite, ils ont produit une communication trompeuse consistant à laisser croire et à faire croire que l’interdiction ne concernait que la production, et non les usages, de sorte qu’elle pouvait écouler ses stocks. Les exploitations agricoles, ne peuvent pas se voir reprocher d’avoir utilisé un produit toujours autorisé, ou dont l’usage a été présenté comme légal, cependant, ce sont eux qui ont demandé la prolongation de l’autorisation du curlone, puis des dérogations pour continuer de l’utiliser après son interdiction en 1991, jusqu’en 1993 en attente de substitut. Ils ont présenté cette substance, au gouvernement, aux services de l’Etat, et aux élus locaux, comme indispensable aux bananerais; selon eux, la filière s’effondrerait si l’utilisation de chlordécone était interdite, en dépit de l’existence alternatives non chimiques précédent l’introduction des pesticides. Lors de l’interdiction du chlordécone les services de l’Etat, et les élus locaux, se sont à leur tours fait les relais, des discours alarmistes des exploitants, auprès du gouvernement, le député de la Martinique de l’époque allant jusqu’à dire que « cette décision est ressentie comme un nouveau front ouvert contre la banane des DOM mais par la France elle-même ».
Mais, donc, disons-nous, outre la prescription, leur responsabilité n’est engagée qu’en ce qui concerne les risques dont ils avaient connaissance, et la question est de savoir si elle est aussi engagée, en ce qui concerne les risques alors non connus. D’abord, on peut s’interroger sur la responsabilité même de l’ignorance. Par ailleurs, alors que le chlordécone était encore en usage, et peu après son interdiction, des études avaient été effectuées sur le terrain et indiquait, sur la base d’éléments encore insuffisants, une contamination massive des sols et des rivières antillaises. Leurs auteurs recommandèrent la poursuite des recherches pour déterminer l’ampleur exacte de la pollution, recommandation qui n’ont jamais été suivie par les autorités, avant les années 2000. Ainsi elles ont fait preuve d’inertie, quant à la recherche concernant les risques encourue par la population, ce qui représente autant de temps perdu pour la prise de mesure de protection. Ensuite, en ce qui concerne les acteurs privés comme l’Etat, outre l’inertie de la recherche, il ne semble pas qu’on puisse affirmer que les risques qu’ils ont fait encourir à la population général, puisse être dit entièrement inconnue. En effet, à partir du moment où la dangerosité d’une substance est connu, des soupçons semble devoir se manifester quant à l’existence de risque même si on connait pas encore clairement sa nature, et de fait, avec le chlordécone, si on a entrepris d’en chercher, c’est qu’on en soupçonnait. Et si comme le dit Luc Multigner, les études de toxicité chronique ne pouvaient pas avoir lieu ailleurs à partir de l’incident d’Hopwell, à cause de l’arrêt de la production, cela implique que connaître les risques pour la population général n’est pas prioritaire, à l’inverse de connaître les risques pour les travailleurs. Les recherches relatives aux risques encourues par la population générale, n’ont de sens qu’à partir du moment où les plus exposés n’ont pas été protégés, la raison est patente: plus l’exposition est forte plus il est facile d’établir un lien avec un préjudice. Dire que l’Etat et les acteurs privés ne savaient pas pour la population générale, revient à dire qu’ils avaient besoin de savoir, ce qui était bien plus difficile à savoir, pour ne pas se rendre responsable du risque qu’ils ont fait courir à la population. Une telle affirmation implique que quelques soit les éléments de preuves qu’on peut apporter via des modèles animaux, ou pour de fortes expositions, si ce qu’on observe pour de faible exposition chez l’humain n’est pas identique, on n’est pas responsable des conséquences. Or ce type de connaissance, s’obtient toujours en dernier, dans ce cas accepter de reconnaître une ignorance excusable, c’est n’accepter la responsabilisation des pollueurs que lorsque leur activité coïncide avec une connaissance précise des dommages qu’elle produit.
A qui et comment rendre justice ?
Néanmoins, à supposer qu’il faille reconnaître la responsabilité de ces acteurs quant aux conséquences de cette pollution généralisée, il reste la difficulté de savoir qui doit être indemnisé. Si on peut savoir si une substance est toxique par exposition chronique, on est loin de pouvoir systématiquement déterminer à qui elle a causé un dommage, on peut juste déterminer à quel point elle augmente l’incidence d’une pathologie sur une population exposée. Pour un individu appartenant à cette population, tout ce qu’on peut faire le plus souvent est simplement de déterminer la probabilité que sa pathologie soit causée par l’exposition à la substance. Dans le cas d’une exposition causée par une maladie professionnelle, la caisse d’assurance maladie contourne ce problème en établissant des tableaux de maladie professionnelle, et définit des conditions pour être reconnue victime de son activité, à partir du moment où on peut justifier que l’on correspond à ces critères. Sinon, la victime à la charge de prouver que son activité est bien la cause de sa pathologie, et pour qu’elle obtienne une indemnité il faut que sa pathologie appartiennent au tableau, sans qu’il ne répond à l’ensemble des critères requis, ou bien, qu’elle est entraîné à mina une incapacité de 25%. Toutefois, cette première solution ne s’appliquerait qu’aux ouvriers agricoles, qui ont exercé au cours des 27 années précédentes; ce qui rend les demandes d’indemnisation du chlordécone impossible par cette voie. Le rapport d’enquête parlementaire de Justine Bénin encourage la création d’un fond d’indemnisation pour les préjudices phytosanitaires. Un tel fonds pourrait couvrir les personnes à la retraite, les familles des travailleurs agricoles et les enfants exposés lors de la période prénatale. Néanmoins, avec 90% de la population antillaise contaminée au chlordécone, une autre proposition consiste à créer un fond d’indemnisation pour les personnes atteintes d’une pathologie causée par l’utilisation ou l’exposition au chlordécone. Aucune de ces perspectives, prévue par les institutions et suggérée par les auteurs de la commission d’enquête, ne résolve réellement le problème de l’incertitude du rapport de cause à effet. Le préjudice consiste en une augmentation de l’incidence d’une maladie dans la population, une autre solution pourrait être de considérer que la victime est la population elle-même, autant que les individus. Cela ouvre la possibilité que cette population ne soit pas simplement celle des personnes pour lesquelles aura été reconnu un lien de causalité entre leur pathologie et leur exposition, mais bien l’ensemble de la population martiniquaise et guadeloupéenne.
Aujourd’hui ce sont les trois premières pistes qui sont suivies, avec la reconnaissance du chlordécone comme maladie professionnelle, et des propositions de loi4 visant à faire reconnaître la responsabilité de l’Etat dans la pollution au chlordécone. Les propositions de loi successives portées par les députés ultra-marins, tentent de contourner le non-lieu de la justice en inscrivant la reconnaissance de la responsabilité de la République Française dans la loi. Les deux premières versions5 incluaient la création d’un comité d’indemnisation des victimes selon un tableau ajoutant au victime potentiel l’ensemble personnes ayant subi un préjudice médical ou économique. La première allait jusqu’à la création allaient plus loin en préconisant la création d’une commission annuelle dédiée aux politiques publiques relative au chlordécone, et d’un crime d’écocide, imprescriptible à la façon des crimes contre l’humanité6. A ce jour, toutes ces propositions ont été renvoyées à la commission des affaires sociales, en raison de dépassements de délais pour la création d’une commission spéciale. Reste alors une question jamais abordé, savoir s’il est nécessaire de se placer dans une approche rectificative de la justice, ou si on peut se contenter d’une approche distributive, les actions déjà entreprise par l’Etat pour protéger la population des risques que représentent la pollution au chlordécone, s’inscrivent dans une telle approche. Dans une approche distributive, la genèse historiques n’entrent pas en compte dans l’appréciation d’une injustice, dans le cas du chlordécone, seul compte la protection de la population face au chlordécone, ou les conséquences économiques de ces mesures (on peut citer l’interdiction de la pêche sur certaines côtes). Les actions de dépollution et de prévention se placent dans cette perspective, les auteurs de l’enquête parlementaire de 2019 déplorent eux-mêmes le manque d’ambition des plans chlordécones successifs. Les propositions de lois évoquées ci-haut, incluent toute une obligation pour l’Etat d’étudier les effets sanitaires et environnementaux de la substance, et de travailler à la dépollution. La première d’entre elles incluait une obligation pour le gouvernement de procéder à un suivi annuel des politiques de lutte contre le chlordécone. L’approche rectificatrice se distingue de l’approche distributive, en ce qu’elle permet d’attribuer au responsable la charge des réparations, dans la mesure où ces propositions de lois font peser la responsabilité à l’Etat, et où la Guadeloupe et la Martinique restent françaises, l’approche rectificatrice y apparaît purement symbolique. En effet, dans la mesure où ce sont des territoires français, la charge de protéger la santé des habitants revient déjà à l’Etat français.
Abel Hatchuel
- Voir Anne-Laure Barral, “Scandale de la chlordécone: de nouveaux éléments contredisent la justice”, 21 avril 2023. Fracas, podcast de radio Nova : « Être illégitime à la liberté d’expression – avec Danièle Sallenave », le 25 février 2021.
- Voir l’expertise de l’Ansee daté 02/07/2021 sur l’exposition professionnelle au chlordécone, et le rapport de l’Inserm daté de Février 2019 “Exposition aux pesticides et au chlordécone Risque de survenue d’un cancer de la prostate”
- voir l’interview de Luc Multigner pour “Le Blob”
- voir les propositions de loi de Elie Califer du 20/07/2023, de M.Marcellin Nadeau daté du même jours, et de Elie Califer du 16/01/2024
- celle de Elie Califer et celle de M.Marcellin Nadeau, respectivement daté du 20/07/2023,
- celle de Elie Califer daté du 20/07/2023

