Médiaphi

Ombres, Créatures et Abominations

Généalogie du monstre chez Lovecraft

Comment imaginer une littérature d’épouvante sans son florilège de monstres ? Comment parler de ce qui nous effraie chez Poe, Stoker, King… sans parler des figures monstrueuses et étranges dont ils peuplent leurs écrits ? Qu’il soit fait de chair et d’os, qu’il souille d’ectoplasmes l’air où il est suspendu ou qu’il prenne encore la forme d’une ombre sournoise, cachée là, au fond de l’esprit humain, peu importe ; il y a toujours un monstre.

Oui, il y a toujours un monstre. Après tout, il faut bien quelque chose dans ces histoires de plus ou moins abstrait, plus ou moins présent… Quelque chose pour catalyser l’effroi, pour incarner la prose terrible des maîtres de l’épouvante, pour s’opposer à ce que le récit dresse en tremblant face à elle : l’ordinaire, le bien, parfois guère mieux que le moindre mal. En bref, l’idée que cherche à produire le récit d’épouvante se doit d’avoir une certaine réalité, une certaine unité, une certaine identité. Voilà ce que lui donne la figure du monstre.

Riche d’idées, tantôt glaçantes et géniales, tantôt répugnantes et grotesques, la littérature d’Howard Phillips Lovecraft regorge sans surprise de figures monstrueuses pour les incarner. Parfois clairement identifiées, parfois plus abs- traites et lointaines, ses inventions monstrueuses ne sont jamais bien loin ni du centre de l’intrigue ni du projecteur blafard qui éclaire les protagonistes. Près des yeux, près du cœur…

Littérature lovecraftienne ? Monstre à la Lovecraft ?

Enfin. Parlons de cette littérature. Les récits de Lovecraft mettent généralement en scène des hommes, issus de l’aristocratie et du milieu académique de Nouvelle-Angleterre – la région à l’extrême Nord-Est des États-Unis – lesquels se trouvent, sous une plume délectable, aux prises avec des forces maléfiques, personnifiées par les monstres impurs, les créatures corrompues et les célèbres « Grands Anciens », sortes de déités au-delà de toute considération humaine, rejetons d’une race sans âge d’extraterrestres aux pouvoirs ineffables.

Mais si les récits lovecraftiens sont peuplés de moult créatures monstrueuses, la variété des profils monstrueux rend difficile l’identification d’un monstre typiquement lovecraftien. Force est pourtant de constater que l’évocation de Lovecraft donne à penser aux néophytes et autres curieux un monstre aux caractéristiques tout à fait arrêtées : peau verte écailleuse, membres poisseux et tentaculaires, ailes, queue et autres attributs chimériques… Bien sûr, ce n’est pas ce à quoi se limite la monstruosité des antagonistes de Lovecraft. L’investigation se doit d’aller plus loin ; l’exploration doit être plus audacieuse et dépasser jusqu’à la haine ignorante par laquelle on a pu expliquer la corrélation entre le mal et l’appartenance raciale dans les récits de Lovecraft, car ce serait renier la richesse de son œuvre que de limiter à ces pistes notre réflexion sur ce sujet. Quoique précurseur de la littérature d’épouvante, Lovecraft incarnait lui-même le résidu d’une aristocratie déchue, raciste – au sens pseudo-scientifique du terme – et profondément anxieuse de son propre déclin.

Naissances et renaissances monstrueuses

Tout d’abord, notons ceci – et n’en déplaise aux généalogistes qui liraient ces lignes – la monstruosité lovecraftienne est le plus souvent déterminée par la naissance, dans une sorte de modernisation ou de pseudo-scientifisation du thème ancien de la naissance monstrueuse.1

Dans le Cauchemar d’Innsmouth par exemple, les habitants de la ville étrange où le jeune narrateur est venu enquêter sur le culte impie de Dagon se révèlent être des hybrides monstrueux qui, malgré le fait qu’ils aient apparence humaine dans les premières décennies de leur vie, sont souillés dès le début du récit par la putréfaction de leur culture, la mort de leur industrie et la décadence de leurs moeurs. Homme-poisson un jour, homme-poisson toujours, pourrait-on dire. De même, il n’y a aucun doute quant aux figures des Grands Anciens, tant leur nature monstrueuse, capable de faire basculer les esprits sains dans la folie, n’est pas discutable en termes d’évolution ; sans-âge, ils sont sans ascendance et sans déclin.

Cela dit, la question se pose pour celui qui vient au monde en ayant tout d’un être ordinaire – c’est-à-dire l’apparence autant que le comportement – puis se révèle soudainement monstre malgré lui. On peut évidemment concevoir comme on le souhaite les métamorphoses littéraires ; c’est une partie de la beauté de la littérature. Mais ici, entre nous, que l’on parle de renaissance ou de révélation pour décrire ces étranges évolutions, on se trouvera face à deux idées tout à fait différentes. L’idée d’une rupture d’abord, si l’on parle de renaissance, comme une dualité de l’être pur et corrompu, arraché à lui-même pour être remis au monde en tant que monstre, ou au contraire l’idée de la révélation – plus ou moins tardive – d’une nature monstrueuse, antérieure à l’être et indissociable de lui. La richesse de l’œuvre lovecraftienne permet heureusement de produire au moins un exemple pour chacune de ces idées2. Toutefois, un autre exemple tiré du Cauchemar d’Innsmouth semble poser une limite à la séparation de ces deux conceptions. En effet, dans le roman, le narrateur n’est-il pas à la fois victime d’une révélation sur sa généalogie – elle-même cause interne de sa transformation – et d’une dégénérescence maladive, apparemment inévitable et liée à sa naissance depuis toujours ?

La dégénérescence, vraie ennemie

« Les formes évoquaient toutes de lointains secrets, d’inconcevables abîmes dans l’espace et le temps, et la nature invariablement aquatique des reliefs devenait presque sinistre. Ils représentaient entre autres des monstres fabuleux d’un grotesque et d’une malignité répugnants – mi-poissons, mi-batraciens – que je ne pouvais dissocier d’une obsédante et pénible impression de pseudo-souvenir, comme s’ils faisaient surgir je ne sais quelle image des cellules et des tissus dont les fonctions de mémorisation sont entièrement primitives et effroyablement ancestrales. Il me semblait parfois que chaque trait de ces maudits poissons-grenouilles répandait l’extrême quintessence d’un mal inconnu qui n’avait rien d’humain. »

H.P Lovecraft, Le Cauchemar d’Innsmouth

Au début du XXe siècle, les milieux intellectuels conservateurs anglais et américains s’accordent à prévenir, une myriade de données pseudo-scientifiques à l’appui, d’un danger à l’échelle civilisationnelle. D’un monstre démographique et culturel qui menacerait la supériorité des nations blanches : le péril jaune. En parallèle de ce phénomène, l’héritage de la victoire unioniste aux États-Unis fait craindre une submersion numéraire des blancs par les afro-américains. Voilà l’époque et le milieu dans lesquels a grandi Lovecraft. Cela établi, il n’est plus si surprenant qu’il ait été lui-même terrifié par l’idée d’un déclin de la « race blanche » et convaincu par les thèses racistes, alors propagées par les sciences de l’Homme dans leurs balbutiements coupables.

Sans justifier ses convictions, son dégoût infini et palpable pour le métissage ethnique, ainsi que sa haine certaine pour les populations autochtones et afro-américaines, peut-être une part d’éclaircissement est-elle néanmoins à rechercher dans ce contexte.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : la conception lovecraftienne de la monstruosité rentre parfaitement dans le cadre des ces théories de la dégénérescence. Par exemple, lorsqu’il décrit les Amérindiens Narrangasset qui vivent dans la maison du défunt Joseph Curwen – alchimiste démoniaque et antagoniste du roman l’Affaire Charles Dexter Ward – le maître de l’horreur insiste d’une manière parfois épouvantable sur les traits stéréotypés du couple. Pire : il s’attache à hisser, dans toute cette infériorité qu’il conçoit, l’un au-dessus de l’autre ; ainsi la femme, parce qu’elle a « du sang noir dans les veines », lui apparaît encore plus répugnante et vile que son compagnon.

D’une façon similaire, Lovecraft dit des habitants imaginaires d’Innsmouth qu’ils étaient autrefois des humains que la vanité poussa à s’unir à des monstres marins. Ils échangèrent leur pureté contre l’immortalité et la richesse et dès lors, la dégénérescence qu’il subirent, étalée sur le cours de leur vie, se révéla être à la fois la cause (de leur apparence monstrueuse) et la conséquence de leur monstruosité (laquelle procède de l’union qui leur a donné naissance).

En bref, ce que Lovecraft condamne indirectement, ce n’est pas la laideur, ni même la monstruosité ; car l’impureté est un mal qu’il considère bien plus pernicieux. Par les unions interdites, par la dégénérescence, l’impureté s’impose généralement aux protagonistes de son œuvre et leur fournit un ennemi à combattre. En effet, le pur et l’impur, lorsqu’ils sont mélangés, donnent les monstres les plus intéressants de l’œuvre lovecraftienne. Les plus maléfiques et repoussants. Ainsi, si les Grands Anciens Cthulhu et Yog-Sotott fascinent et effraient, Lovecraft ne les traite jamais sans respect. Tandis que les monstres d’Innsmouth, l’abomination de Dunwich ou les créatures de Joseph Curwen sont infiniment plus mauvais et répugnants. Par leur matérialité, par leurs caractéristiques et par leurs origines, ils sont comparables aux hommes et peuvent donc être jugés selon les mêmes critères moraux, raciaux. Il est évident que Lovecraft en fait les véritables monstres de ses œuvres, là où les Grands Anciens, quoique certainement monstrueux, ne sont pas plus maléfiques qu’un homme qui ne ferait aucun cas du sort des fourmis qu’il écrase en marchant. Lovecraft proclame : à chacun son plan d’existence, à chacun sa pureté, à chacun sa race. Et gare à qui s’aventure sur le terrain de l’interconnaissance ; gare à qui mêlera les sangs.

Hugo Genève

  1. La naissance monstrueuse est en effet un thème récurrent depuis les Temps modernes, voire le Moyen- Age. Souvent sensationnelles, les histoires de ces naissances étaient propagées. Les corps étaient même parfois conservés pour être exposés dans des cabinets de curiosité.
  1. On citera ainsi Wilbur Whateley dans L’abomination de Dunwich et Charles Dexter Ward de L’Affaire Charles Dexter Ward

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