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Un coup de dés dans le capitalisme : le hasard comme fait social

Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), L. Boltanski et È. Chiapello analysent, à partir de textes de management internes aux entreprises, les conditions d’émergence, dans les années 1980, de la troisième forme de capitalisme : le capitalisme financier. Face à la deuxième forme de capitalisme, qui se caractérise par la rationalisation du travail et l’organisation bureaucratique, une critique, dite artiste, s’est constituée, reprochant au monde du travail un manque de liberté, d’autonomie et d’authenticité. Progressivement, les éléments critiqués ont été récupérés par les entreprises pour motiver leurs cadres, afin qu’ils s’adaptent aux nouvelles contraintes du marché et afin qu’eux-mêmes légitiment leur nouvelle façon d’être au travail. C’est donc aussi un «esprit» qui a accompagné les nouveaux enjeux de l’économie mondialisée. Le propre du capitalisme est de récupérer ce qui lui fait obstacle, de transformer les critiques en nouvelles valeurs. Tout en se réorganisant sans cesse économiquement – en changeant les conditions de production disait Marx –, le capitalisme crée l’atmosphère nécessaire à son nouveau développement pour accompagner les changements et être toujours moralement acceptable. Les valeurs de liberté, d’autonomie, de créativité et d’authenticité, ont donc été, un temps, nécessaires au capitalisme. Et le hasard un jour pourrait-il être récupéré par le capitalisme ?

Les arts populaires in situ

À la fin des années 1970, dans le Bronx, des musiciens africains américains créent le rap1. DJ Kool Herc, Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa et d’autres animent des block parties, fêtes urbaines où sont mixés des morceaux de funk. Tous ces DJ posent leur sound system à l’angle d’une rue et font écouter les breaks (parties des morceaux où la section rythmique prédomine) qu’ils ont sélectionnés et qu’ils enchainent d’une platine à l’autre. Les innovations musicales, les bidouillages techniques qui les rendent possibles, les nouveaux gestes musicaux (scratching) qui s’élaborent font que cette façon de faire de la musique avec des fragments de titres de musique préexistants évolue à chaque nouvelle soirée. Il s’agit d’une création en direct (le produit n’est pas séparé de l’acte de création) qui ne se trouve pas encore déterminée par un processus mécanisé de diffusion transformant l’œuvre en marchandise. Les DJs font écouter leurs dernières trouvailles musicales, leurs derniers breaks isolés, ils évaluent la réceptivité du public, ils placent leurs choix musicaux en lien avec leur capacité à rêver la musique et à comprendre le rêve du public. Les MCs s’interpellent lors de battles et, à tour de rôles, tous construisent avec le public un jeu grandiose, spontané et éphémère. La compétition libre est un mode relationnel vivant parce qu’elle induit un rapport fluctuant à l’autre. Les rapports de force sont soumis à des variations : le pouvoir circule.

C’est une économie qui dépasse le simple échange, via l’argent, de marchandises ou de services : une économie relationnelle où l’énergie échangée est son propre produit. La block party réunit des individus autour d’un projet sonore, une expérience de la temporalité et de la spatialité : un endroit où des gens rendent possible une activité collective, un moment qui, autour d’un fait culturel, suspend la voie habituelle de la violence. Fête improvisée, la block party abolit les différences, les fonctions humaines passagères, par une pratique corporelle, la danse et l’écoute. C’est une compétition sans arbitre ni juge, un jeu où tous les antagonismes se dissolvent dans la fête et dans le respect final d’une bonne phase de sons, de paroles bien posées sur les rythmes. Le hip-hop n’est alors évalué que par ceux qui le vivent directement dans l’énergie qu’il est possible de produire pour changer l’ambiance d’un concert auquel on assiste. C’est une autre façon de vivre la musique, affaiblissant la séparation entre une pratique artistique et la vie. Elle témoigne d’un pouvoir noir qui s’élabore par le fait culturel. Le hip- hop n’est pas une activité vécue dans la distance de la contemplation mais une manière de vivre, d’être dynamique dans un monde hostile : une fiction vécue.

La block party est non seulement un événement qui aurait pu être différent, moins bien ou mieux, mais c’est aussi un événement qui aurait pu ne pas se produire et qui ne s’est finalement produit qu’en fonction d’interactions diverses : réactivité du public, contexte urbain, génie des artistes… C’est la conjonction de divers facteurs qui opèrent ici et maintenant, un moment à taille humaine dégagé non pas d’actions organisation nelles mais de toute bureaucratie ou de toute forme d’institutionnalisation. L’échec de l’évènement (absence de public ou d’ambiance, coupures d’électricité, bagarres…) est un état possible, une étape dans sa réussite car, quand elle se produit enfin, l’événement devient une étincelle dans la nuit. Cette façon de socialiser la musique trouvera ailleurs et à d’autres moments diverses expressions avec le punk rock dans les squats parisiens des années 1980, les débuts du rap français sur le terrain vague de la Chapelle ou au sein de la musique techno avec les free-parties, etc. Il s’agit de zones autonomes temporaires (H. Bey, TAZ, Éclat, 1997) qui élaborent de nouvelles modalités de l’expérience esthétique se caractérisant par la spontanéité des participants, la non-reproductibilité exacte de l’événement et l’imprévisibilité du résultat2.

À partir de 1993, après l’interdiction des rave parties au Royaume Uni, plusieurs ″tribus″ voient le jour en organisant des fêtes techno, des free-parties. L’un d’eux, le collectif français Heretik System3 est célèbre pour son occupation musicale de la piscine désaffectée Molitor, dans le 16ème arrondissement de Paris, la nuit du 14/04/2001 où environ 5000 teufeurs furent accueillis sans autorisation. Heretik n’est pas qu’un sound system, c’est une communauté de personnes (DJs, techniciens, dirigeants de label, vidéastes…) toutes passionnées de musique électronique et militantes. De 1995 à 2001, dans l’illégalité, Heretik a incarné la nature profonde des free-parties : l’intérêt pour une nouvelle musique festive, l’appropriation temporaire et clandestine d’un lieu abandon né, la solidarité et la culture DIY (Do It Yourself). Rien d’angélique ou d’idéalisé dans cette façon de vivre sa passion quand sont expérimentés, sans intermédiaire régulateur ou protecteur, la conflictualité humaine, les égos, les galères et/ou quand les corps présents sont saisis par l’absence de confort, les psychotropes et les affects irrationnels. Il s’agit peut-être d’un retour à un à-côté du processus de civilisation quand tout doit être réappris, réexpérimentés, réaffectés à un usage.

Musique, danse, psychotropes font partie d’une économie corporelle faite de jeux de pouvoir (vêtures, gestes, regards), d’échanges et de fictions sociales qui permettent à la fête de recréer de la sociabilité4. Il s’agit, pour les personnes appartenant aux couches basses de la société, de se distinguer et de se valoriser en se confrontant à la spontanéité, à l’imprévisibilité d’un événement pour finalement, avec les moyens du bord, refaire société. La free-party, la block party remettent en cause les valeurs d’une société : usage de drogues, violence sensorielle, illégalité… Elles nous semblent aussi remettre le hasard au cœur de l’existant humain. Lieu connu au dernier moment, rencontres fortuites, mauvais plans sont alors les aléas du hasard mais aussi, dès le départ, la possibilité de ne pas vouloir, à tout prix, l’effet désiré. Renoncer aux résultats de ses actions et saisir ce qui arrive quand cela arrive est l’autre façon d’être au plus près du hasard. C’est une façon de lancer les dés sans se forger d’illusions ; le fait social redevient aléatoire, dangereux. En parallèle à l’engagement du corps que ces fêtes impliquent, se développe une économie informelle, non assujettie aux critères habituels de l’échange marchand, faite d’attitudes, de gestuelles qui renvoient à un mode archaïque des relations humaines. Enfin, qu’est-ce qui attire et réunit des gens autour d’une musique jouée sans instruments si ce n’est le rythme qui fédère et donne la sensation physique de n’être plus à distance ? Si nous observons l’analyse du rythme chez Bachelard (La Dialectique de la durée, 1936, nouvelle édition critique en 2022), nous nous apercevons que le phénomène rythmique permet un flux qui allie stabilité et imprévisibilité. La musicalité percussive du rap et de la techno n’est donc pas étrangère à ces espaces, block party et free-party, qui tentent de rendre opérationnel le vivant dans l’incertain. Ainsi, comme le montre en 1989 Greil Marcus (Lipstick traces : une histoire secrète du vingtième siècle, Allia, 1998), la magie de la musique permet de mettre en relation certains sons avec des faits sociaux créant des possibilités d’émancipation et de transformation sociale.

La situation : un art vécu

Ce qui a traversé les arts populaires au cours du 20ème siècle – et dont les productions dans un second temps ont été irrémédiablement récupérées par le capitalisme avec l’accord des protagonistes qui devaient aussi gagner leur vie – a été analysé et expérimenté, dans les années 1950, par les situationnistes sous la notion de « situation ». La situation a pour origine le « hasard objectif » des surréalistes, fondamentalement romantique, qui se fondait sur la possibilité de dresser dans le monde urbain un réseau associatif permettant une fusion de son intériorité avec les éléments de la ville. La notion de situation a ajouté une dimension cognitive à cette approche imaginaire. Il ne s’agit plus de rêver au hasard des rues mais de transformer le milieu urbain en l’habitant dans tous les sens du terme. L’urbanisme apparaît alors comme l’art – celui qui réunit tous les autres – capable de structurer matériellement le cadre propice au déploiement de l’imprévu et d’organiser la mobilité humaine, physique et psychique. Par la technique de la dérive urbaine, par une architecture non fonctionnelle et un urbanisme sinueux, une fonction sociale et collective est redonnée à l’espace. Le dépaysement permanent, le passage à travers différentes ambiances et l’oubli sont les nouveaux enjeux d’une pratique d’un milieu qui n’est plus seulement une pratique dans un milieu. La situation est l’agencement inédit d’éléments préparés ou non qui s’organisent pour donner vie à un moment singulier et nouveau. Avant le produit, avant le spectacle, ou à côté, il y a quelque chose d’incontrôlable qui parfois nous arrive, une impulsion qui naît d’un rapport aux autres et à soi et qui devient sa propre musique. La situation est alors une œuvre d’art vécue, non transformable en marchandise. Elle ne se commande pas, est immédiatement consommée et à peine conservée si ce n’est dans les souvenirs. C’est un moment qui n’existe que dans son usage en lien étroit avec le décor et les êtres vivants du monde.

Se référant à l’anthropologie du jeu de Huizinga (Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, 1938), les situationnistes affirment l’idée que la situation (et donc le hasard qui lui est lié) se construit et se provoque mais qu’il est nécessaire de lui laisser la place pour s’épanouir :

« Les événements n’appartiennent au hasard que tant que l’on ne connaît pas les lois générales de leur catégorie. Il faut travailler à la prise de conscience la plus étendue des éléments qui déterminent une situation, en dehors des impératifs utilitaires dont le pouvoir diminuera toujours. »6

Le rêve situationniste des lois générales, jamais élaborées ni élucidées, relève sans doute de l’ironie. En parodiant le scientisme de leur époque, ils ont mis en avant un ensemble de faits humains irréductibles déclinés ensuite par les mouvements de musiques populaires : le besoin d’agir dans le réel, d’entrer en résonance avec l’âpreté du réel, l’expression groupale de ses affects et l’opposition vitale à la passivité du spectacle. Toutes ces idées, parfois réintégrées comme valeur d’échange dans les discours politiques ou publicitaires, tout comme les produits des musiques populaires, ne doivent pas occulter l’étincelle qui constitue, à l’origine de ces mouvements, un usage collectif et conscient de la vie permettant de voir enfin son action transformer le monde.

En 1995, Kool Shen du Suprême NTM, dans un morceau rétrospectif, relatant des faits de jeunesse où rapper, danser et graffer étaient les manières d’un mode de vie, chante :

(…) Le hip-hop n’a jamais eu besoin de gun / Ni de gang, de toys ni de bande / Mais plutôt de la foi de ceux qui en défendent / La mémoire et l’éthique, les valeurs essentielles / Celles qui créent encore l’étincelle lorsque je me rappelle / Des premières heures du terrain vague de la Chapelle (…)7

La breakdance, le graffiti et le rap sont, à l’origine, des expériences esthétiques situées qui tentent d’échapper à l’économie, au calculable pour prendre corps avec l’espace des villes insuffisamment bonnes. La métaphore de l’étincelle nous rappelle que le feu qui prend est le résultat d’une mise en place préalable d’éléments permettant ce jaillissement et que, quand le feu jaillit, c’est que le contexte est favorable, ce que rappelle le surréaliste André Breton dans Arcane 17 (1944) :

« Il n’est pas de plus éhonté message que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert de rien. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière ».

Car si le hasard se caractérise par l’arrivée de quelque chose qui n’était pas prévu, encore faut-il être réceptif à ce qui arrive. On peut résister à ce qui survient, npas le voir par aveuglement ou s’en écarter par idéologie. Le hasard se prépare, se construit mais quand quelque chose d’imprévu surgit, c’est indépendamment de l’intention et de la volonté. L’usage du hasard nécessiterait l’alliance subtile du contrôle et du lâcher-prise. Le hasard n’implique pas forcément une action, c’est être ouvert à ce qui arrive tel que les phénoménologues ont décrit ce rapport au monde dans l’expérience esthétique (M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, 1960) ou être en résonance avec ce qui est autre (H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, 2016). La rencontre, bonne ou malencontreuse, l’événement qui réunit, les conversations qui s’ensuivent, les relations dynamiques élaborées à partir d’expériences nous rendent présent.e.s à nous-mêmes et aux autres dans la conjonction toujours imprévisible de ce qui advient. Ce sont des manifestations du hasard dans nos vies, des expériences qui se déploient dans le réel sans qu’on les ait sciemment préparées. Ce que le capitalisme a réussi à faire pour l’authenticité, arrivera-t-il à le faire pour le hasard ?

« Nous avons bien, dans le cas de l’authenticité, une reprise en main par le capitalisme, au sens où celui-ci déçoit les attentes qu’il se proposait de satisfaire un temps plus tôt : la marchandisation suscite ainsi de nouvelles formes d’inquiétude quant à l’authenticité des choses ou des personnes dont on ne sait plus si elles sont «authentiques» ou «inauthentiques», spontanées ou reconfigurées à des fins marchandes. »8

L’inauthenticité des personnalités ou des marchandises produites, leur caractère médié par l’image, constitue la grande affaire de notre nature humaine moderne, un désir imposé par diverses voix. Elle s’accorde au fait simple de n’être pas ouvert aux possibilités présentes autour de nous et en nous. Gageons alors que le capitalisme jamais ne pourra programmer, ou que partiellement, le hasard en tant que fait social.

Vincent Courtois

  1. J. Chang (2005), Can’t stop, won’t stop. Une histoire de la génération Hip-Hop, Allia, 2008.
  2. Les TAZ trouvent leur lointaine origine chez Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues (1781) quand la fête populaire (ou le carnaval), immédiate et spontanée, s’opposait à l’aspect artificiel et organisé du spectacle théâtral. Dans la fête, il y a présence, proximité et implication de tous.
  3. D. Raclot-Dauliac, Heretik System. We had a dream, Musicast, 2010.
  4. S. Quendrus, Un Maquis techno. Modes d’engagement et pratiques sociales dans la Free-Party, M. Séteun éd., 2004.
  5. La violence infligée envers soi ou les autres pose aussi la question de la dimension masculiniste de ces milieux.
  6. Potlatch, n°20, 1955.
  7. « Tout n’est pas si facile », Paris sous les bombes, Epic, 1995.
  8. L. Boltanski et È. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 540.

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