
Card Shark : Le jeu d’argent et l’utopie de l’échange
Sorti en 2022, le jeu vidéo Card Shark nous plonge dans un scénario au cœur du XVIIIème siècle français. Lea joueur·se y incarne un jeune garçon d’auberge muet tout au long d’une ascension sociale spectaculaire. Entraîné par Le Comte de Saint Germain, un aristocratique mentor, cette ascension aura pour outil principal le jeu. Outil important de la sociabilité bourgeoise et aristocratique, il permet de se faire introduire dans les cercles de la haute société, de faire mettre en gage de précieux ragots et au besoin de dépouiller les rivaux trop gênants. Mais hors de question de laisser le hasard décider de la réussite ou de l’échec d’entreprises aussi importantes ! Le Comte de Saint Germain, tricheur invétéré, va initier le jeune héros ingénue à tout un monde de filouteries, de manières de couper avantageusement les cartes, de les marquer, de distribuer… C’est donc la tricherie qui semble être mise au cœur de l’expérience que propose Card Shark. Pourtant comme nous allons le voir, la mise en jeu de la tricherie par le titre à quelque chose de déroutant et qui laisse entrevoir une thématique plus profonde : celle de la proximité native entre le modèle du jeu d’argent et la manière dont l’économie capitaliste en développement va concevoir la bonne circulation des richesses.
Vrai jeu, Fausse triche
Lorsque l’on prend Card Shark en main, que l’on est impatient de dépouiller de pauvres dupes à l’Hombre ou au Lansquenet1, une chose frappe instantanément : il n’est jamais expliqué, ni même énoncé à quel jeu nos protagonistes sont en train de jouer ! La mise en scène de la triche se passe de toute référence à des règles de jeu. Il s’agit donc de réussir des coupes, des distributions truquées en conformité avec les « techniques de triche » qui nous sont présentées au fur et à mesure du déroulement du jeu. Simplement, ces « techniques » sont présentées isolément de toute référence au système de règle d’un jeu de cartes quelconque. Comment alors qualifier nos actions de triche quand nous ne n’avons même pas connaissance des règles de jeu que nous enfreignons ? Au final on peut penser que ce sont les dialogues des personnages, et les énoncés du scénario qui permettent de qualifier ce que l’on fait lorsqu’on joue à Card Shark de triche. Pourtant, pour nous persuader que nous sommes bien en train de tricher, le jeu fait aussi appel à des préconceptions sur ce que doivent être les règles d’un jeu de carte : la main de chacun·e doit rester secrète jusqu’à un moment de révélation final décidant de la victoire ou de la défaite, les mains doivent être formée par le hasard d’une distribution etc.
Les mécaniques du jeu Card Shark tentent de mettre en forme de manière réglée ce qui n’était en fait que le méta-jeu particulier des tricheurs qui, précisément, consistait à subtilement enfreindre la règle sans être vue de manière à ne pas ruiner le déroulement d’une partie. Pour effectuer ce tour de force, Card Shark est alors contraint de donner un cadre fixe à ce qui fut un méta-jeu marqué par l’invention incessante de nouveaux gestes interdits par des règles2. Dans le cadre d’un jeu vidéo, la triche se retrouve en effet devoir être transposable dans un programme exécutable par une machine. Contrainte qui force donc à traduire des comportements issues d’une prise de liberté par rapport à la règle en une règle qui n’admet pas de prise de liberté. Du moins, bien sûr, si l’on considère que lorsqu’on joue à Card Shark la représentation de la triche des joueurs du XVIIIème proposée par le développeur doit suivre son cours…sans tricherie.
A(rgent)-M(ain)-A(rgent) la formule générale d’une partie de carte
Puisque ce n’est pas les jeux de cartes et leurs règles qui font le centre de Card Shark, mais bien plutôt la représentation de la tricherie des joueurs du XVIIIème, chaque figuration d’un déroulement de partie, sans qu’on sache de quel jeu il s’agit, va se dérouler selon une structure générique de jeu de carte. Cette structure n’est donc plus celle d’un jeu de carte à proprement parler mais seulement le support à ce qu’un autre jeu (Card Shark) puisse avoir lieu. Nous pouvons résumer cette structure générique de la partie de carte telle que présentée dans Card Shark ainsi :
1- Dans un premier temps les joueur·ses (lea véritable joueur·se et les NPC3) misent une somme d’argent.
2- Dans un second temps la main des joueurs est constituée. C’est à ce moment que les différentes «techniques de triche» peuvent être mises en application. Il s’agit alors de suivre les règles permettant le bon déroulement de ces techniques pour constituer des mains qui nous soient favorables (une fois de plus ce qu’est une mains favorable nous est désigné par la narration sans être rapporté à une règle de jeu de carte).
3-Enfin la constitution des mains décide de qui remporte ou perd la mise, deux issues sont alors possibles : soit l’opération de triche a été manquée et la manche est perdue, soit elle a été réussi et la manche est gagnée. Si après la perte d’une manche le joueur n’a plus de quoi miser, il est exclu de la partie (game over), à l’inverse si ses adversaires se trouvent dépouillés la partie est gagnée et Card Shark déroule son intrigue qui conduira le joueur à une prochaine partie qui se déroulera selon la même structure générale.
Cette structure générale, si elle prétend représenter l’expérience des jeux de cartes du XVIIIème siècle est au final très similaire à celle que peut expérimenter le joueur contemporain de poker tel que décrit par Lionel Esparza dans son essai L’esprit du poker. De la même manière, l’entièreté des parties tourne autour d’un langage de la surenchère puisque le jeu n’est possible qu’à partir d’une mise. La rafle de la mise se joue sur un instant de «révélation des mains» comparable au showdown du poker. On pourrait donc soupçonner que la représentation de l’expérience du jeu de carte au XVIIIème siècle que propose Card Shark est largement influencée et informée des expériences plus contemporaines telles que celles proposées par le poker.
Jeu d’argent et naissance de la finance moderne
L’expérience de jeu proposé par Card Shark se rapproche donc singulièrement du jeu qui est devenu au cours du XXème le jeu de cartes de casino par excellence : le poker. S’agit-il pour autant d’une représentation totalement anachronique ? En fait, il n’est pas si étonnant qu’une tentative de représentation de l’atmosphère ludique du XVIIIème soit réalisée par la retranscription du frisson du jeu d’argent que nous connaissons encore. En effet, au XVIIIème le jeu d’argent devient tout à fait central dans les discours intellectuels autour du jeu. Une centralité telle qu’il devient dans nombre de ces discours le canon à partir duquel penser le jeu en général. L’Encyclopédie elle-même définit le fait de jouer comme le fait de « risquer de perdre ou de gagner une somme d’argent, ou quelque chose qu’on peut rapporter à cette commune mesure, sur un événement dépendant de l’industrie ou du hasard ». De la même manière, en 1709, dans son Traité du jeu, Jean Barbeyrac admet que, le prix des « combats divertissants » sont de deux sortes : soit « quelques profits réels qui doivent revenir au vainqueur », soit « simplement l’honneur de gagner ». Dans le deuxième cas, si la mise est plus tacite puisque morale, elle circulera néanmoins sous les mêmes attendus que celle du jeu d’argent.
Si pour définir le jeu on s’appuis alors sur un modèle de circulation de l’argent, le mouvement analogique est double puisque le canon de la circulation d’argent dans l’économie capitaliste va rapidement marcher sur une comparaison récurrente avec le jeu d’argent. La comparaison aura alors une extension plus ou moins grande selon les économistes. Ainsi, lorsque Thomas Corbet explique que : « Tout commerce consiste dans l’échange de choses d’espèces différentes et le profit provient précisément de cette différence. Il n’y aurait aucun profit à échanger une livre de pain contre une livre de pain… c’est ce qui explique le contraste avantageux qui existe entre le commerce et le jeu, ce dernier n’étant que l’échange d’argent contre argent », Karl Marx réplique dans une note de bas de page du Capital que l’échange A(rgent)-A(rgent) est la forme de circulation caractéristique de tout capital. Genre de circulation que, pour sa part, Corbet ne limitait qu’à un mode de commerce particulier qu’il appelle alors « spéculation » et qui a, pour lui, a bel et bien la « forme du jeu ». A la vue de cet échange polémique, on pourrait se dire que la critique du capitalisme de Marx passe par une certaine radicalisation qui étend la comparaison avec le jeu d’argent à la circulation de tout capital. Mais, si Marx est contraint en note de bas de page à cette comparaison (qui à ma connaissance ne se retrouve nul part ailleurs dans son oeuvre), c’est d’abord parce que celle-ci a été préparée par une tradition de penseurs du jeu ayant abordé ce dernier du point de vue de la circulation de la valeur. Ces derniers avaient déjà vu dans les mouvements de spéculation de la finance une illustration de leur description formelle du jeu. La comparaison fait par exemple déjà la trame du roman satirique d’Ange Goudar L’histoire des Grecs4 parut en 1757. L’auteur y évoque alors le « Mississipi » comme une étape marquant l’entrée des grecs dans leur modernité. Cet épisode de l’histoire de la finance appelé « Mississipi » concerne en fait la compagnie jouissant du monopole du commerce avec les colonies française d’Amérique rachetée en 1717 par John Law, et durant lequel ont été émis des actions qui ont données lieu à une intense spéculation jusqu’à une fin retentissante en 1721 où la « bulle Mississippi » aura défait et fait des fortunes de manière marquante. De manière d’autant plus marquante que le modèle des sociétés par action comme le papier-monnaie sont encore des nouveautés peu connues. Ces innovations sont décrites dès leur balbutiement par Ange Goudar comme des innovations ludiques permettant de détrousser plus rapidement les dupes puisque, de part l’invention du papier-monnaie, dans celle-ci « perdre et débourser n’était qu’une même chose.». Les innovations financières sont ainsi décrites comme au service de la circulation de valeur prescrite par la forme du jeu. Forme comprise à partir de l’exemple du jeu d’argent car celui-ci offre un modèle de commerce de l’argent épuré de toute référence économique. Il est alors frappant que John Law, pionnier dans ces nouvelles opérations financières, soit aussi connu pour avoir longuement étudié les jeux d’argents de Venise. Il est le personnage qui par son « système Law » fait entrer les grecs de Goudar dans leur modernité. Sans surprise, il est aussi le propriétaire de l’académie de jeu Suisse douteusement rentable de Card shark, lieu essentiel à l’ascension sociale de nôtre personnage. Bref, il est le point de jonction incarné entre une certaine conception du jeu et la manière dont la circulation de la valeur dans ce qu’on appellera le libéralisme économique (qui est encore naissant) va se concevoir.
Une circulation utopique
Malgré le ton satirique qu’emploie Goudar pour décrire les innovations de la bourgeoisie financière naissante, la circulation décrite en comparaison avec le jeu d’argent n’est plus condamnée unilatéralement comme il pouvait l’être par les moralistes des siècles précédents. En effet, pour un proto-libéral aux accents mandevilliens comme Goudar la circulation de la monnaie permet, à travers les vices particuliers, d’atteindre à l’utilité générale. Elle doit permettre de faire accéder la société entière à l’espace de circulation économique compris comme seul espace possible de la réalisation d’une harmonie sociale. Aussi lorsqu’en 1774 les autorités Vénitienne font fermer le Ridotto, casino alors fameux, Goudar ne manque pas de produire dans une lettre, la défense des vertus économiques et sociales d’un tel institut en décrivant les multiples mouvements de circulation monétaire qu’il permet : « Celui qui gagnait cent sequins se dépêchait vite de venir en mercerie en dépenser cinquante : première circulation. Le lendemain, il en perdait cent, il revenait à la mercerie acheter pour avoir deux cents sequins d’effets à crédit qu’il achetait fort cher, et revendait très bon marché, seconde circulation. […] Ainsi des autres [circulations], qui revenaient [toutes] au profit de la circulation générale. ». Il explique : « il ne faut pas être bien savant dans le gouvernement économique pour savoir que les maux particuliers disparaissent devant l’utilité générale. Les vices sont si nécessaires pour donner l’activité à l’Etat civil, que si une République n’en avait point, il faudrait qu’elle allât en acheter chez ses voisins. Mais ce n’est pas ce qui a jamais manqué, et qui ne manquera jamais à la Sérénissime ». A partir d’une certaine anthropologie libérale posant pour impératif de départ de « prendre tous les hommes pour des fripons », le modèle du jeu d’argent propose une circulation de la richesse qui permet de faire passer par assez de mains l’argent pour assurer une prospérité économique à l’Etat. C’est bien autour de cette problématique de la circulation et de ses réquisit en terme de masse monétaire que s’est constitué l’analyse des richesses au XVIIème et XVIIIème siècles.
«Le commerce est un jeu ; et ce n’est pas avec des gueux qu’on peut gagner. Si l’on gagnait longtemps en tout avec tous, il faudrait rendre de bon accord les plus grandes parties du profit, pour recommencer le jeu.»-Pinto Isaac, Traité de la circulation et du crédit (1771)
Nous sommes donc rendu au point où l’on sait que le jeu d’argent devient un modèle pour l’économie au profit d’une analyse des richesses qui repose sur la centralité accordée à la circulation de la monnaie et des capitaux. On peut alors comprendre la frilosité qu’un auteur comme Marx a pu avoir à utiliser la comparaison au jeu ailleurs que dans une note de bas de page. Dans le chapitre « Le temps de circulation » du deuxième volume du Capital , Marx met en garde contre cette focalisation sur la circulation qui mène à ne percevoir que « l’apparence, à savoir l’effet du temps de circulation sur le processus de valorisation du capital en général ». Dans le circuit que suit le capital, Marx distingue attentivement le temps de production et le temps de circulation. Or à travers cette distinction le temps de circulation apparaît comme « limite négative » durant lequel le capital ne fonctionne pas comme productif. Percevoir « l’apparence » revient alors à transmuter cette limite négative en lui attribuant une source de de valorisation mystérieuse dans le but de l’accorder avec le mouvement général de valorisation du capital. Autrement dit, le jeu d’argent exprime seulement la régions de libre échange des liquidités du capitalisme et la comparaison qui le pose comme modèle réduit de la circulation capitaliste est si incomplète qu’elle « semble démontrer que le capital possède une source mystérieuse d’autovalorisation, source qui, indépendante de son processus de production, donc de l’exploitation du travail, semble affluer vers la circulation. » La circulation des richesses ne se compare au jeu qu’au prix de son détachement d’avec sa référence économique (la production). A travers l’image du jeu d’argent, la circulation économique peut se constituer comme autonome, comme lieu pouvant ne se référer à aucun autre lieu effectif. Se constituer comme une utopie.
La presse jeu vidéo a globalement réservé un bon accueil à Card Shark mais lui a reproché la redondance de sa structure. Il est vrai que, comme nous l’avons vu, les différentes parties de cartes se déroulent en suivant des étapes génériques sans jamais trop s’en éloigner. C’est en fait précisément cette structure redondante qui permet d’englober l’ensemble des divers jeux de carte dans l’image générique d’un jeu compris comme défini par des règles formelles de circulation de la valeur. Ce choix, quelque soit la valeur ludique qu’on peut lui accorder, permet finalement un rapprochement de la représentation proposée du monde du jeu d’argent avec le développement d’une classe bourgeoise qui cherche à proposer des utopies en accord avec un rapport déterminé au monde : le rapport marchand qui commande une certaine vision de la circulation de la valeur. Le jeu d’argent offre alors le modèle d’une circulation permettant l’harmonisation sociale dans un lieu utopique. Lieu que le libéralisme économique ne tardera pas à nommer « marché ». Bien sûr, comme l’indique le soupçon marxiste que nous avons relevé, l’utopie semble souffrir de son écart d’avec son référent économique dont l’analyse (qui aboutit chez Marx sur le constat d’une société divisé en classes économiques antagonistes) semble indiquer l’impossibilité de faire entrer la totalité de la population dans le « jeu » de l’échange. L’économie politique classique pour un regard marxiste est donc victime d’une illusion, au sens étymologique de « mise en jeu» (in-ludere). Ce que met en scène Card Shark, c’est l’espoir mis dans une circulation économique qui puisse être la base d’une circulation sociale : à chacun une chance de jouer son coup. C’est cette promesse que le jeu vidéo expose malicieusement dès son introduction sous le déguisement de la menace : « Cher joueur, chère joueuse, je me dois de faire preuve de diligence et vous informer des dangers de ce jeu. Il vous enseignera des secrets capables de faire d’un mendiant un roi et vice-versa […]. ». Promesse utopique qui devient donc le moteur réel de chaque partie.
Justin Nony
- Deux jeux de cartes particulièrement populaires au XVIIIème
- « Les cartes sont “marquez” ou “apprestez”, biseautées, teintées, mises hors d’équerre, pointées, morfilées, ondulées, échancrées “de long ou de large”, poncées ; elles sont frottées de savon pour glisser, de colophane pour coller, ou muni d’un oeil volant masqué de poudre noire, que l’on essuie sur le tapis pour modifier le nombre de points […]» Belmas Elisabeth, Jouer Autrefois, essai sur le jeu dans la France moderne, Ed. Champ vallon (2006)
- Non-player character : désigne dans les jeux vidéo les personnages qui ne sont pas contrôlé par un.e joueur.euse
- Pas de rapports avec les habitants de Grèce, le terme désigne les tricheurs aux jeux qui, dans le roman de Goudar, se forment en société secrète
