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L’écologie coercitive face au libéralisme politique

L’écologie repose sur un consensus : la destruction écologique prend une ampleur telle qu’elle nous impose de réagir. Si on se penche sur le débat public pourtant, on s’aperçoit qu’elle n’est acceptée qu’en tant que série d’actions individuelles, que les pouvoirs publics ne pourraient qu’inciter sans l’imposer. Au-delà des illusions qu’on peut entretenir dans ces matières, on entrevoit que ce qui est rejeté c’est la légitimité des pouvoirs publics à limiter la liberté des individus.

La liberté est revendiquée comme la valeur centrale des démocraties libérales, c’est elle qui vient justifier et c’est elle que doit protéger ce régime politique. Si un régime reconnaît la liberté comme sa valeur fondatrice, il doit aussi reconnaître des libertés politiques à ses citoyens, ce qui va avec l’autodétermination du collectif, et si un régime base le fonctionnement de ses institutions sur les libertés, il ne peut y attenter. Ce ne serait quasiment jamais qu’au nom de la liberté de l’un que l’on restreint la liberté de l’autre, et comme ils sont égaux dans leurs revendications respectives, il ne s’agit pas de donner une liberté à l’un sans que l’autre ne bénéficie de la même liberté. Or, si la liberté est le principal principe de sa propre restriction, et qu’elle est au fondement de nos régimes démocratiques, accuser une interdiction d’être liberticide, ce n’est pas seulement l’accuser de restreindre la liberté des uns, c’est l’accuser de le faire abusivement : sans nécessité pour protéger la liberté des autres, et in fine d’être anti-démocratique. Aussi, c’est naturellement une rhétorique courante dans une démocratie pour s’opposer à une interdiction que de l’accuser d’être liberticide, et voici ce à quoi elle est couramment utilisée : à dénigrer toute tentative de limiter notre empreinte écologique par des mesures coercitives. Or ce genre de tentative est-elle aussi abusive que le laisse entendre ses détracteurs ? sort-t-elle du cadre de la démocratie libérale ?

De quelle(s) liberté(s) parle-t-on ?

La liberté est en fait un terme polysémique, selon Leibniz il se décline en trois sens, la « liberté de droit », la « liberté de fait », et la « liberté de vouloir »1. La liberté de droit est celle qui réside dans le silence de la loi2, c’est-à-dire dans ceci que la loi ne nous prescrit pas une action ou une absence d’action. La liberté de fait réside dans la capacité que l’on a de réaliser une action, elle n’existe que si on a les moyens d’agir ou de ne pas agir de cette façon. La liberté de vouloir réside dans la capacité d’arbitrer un choix, elle suppose la capacité d’examiner chacune des options et d’en préférer une. La liberté qui nous intéresse ici est d’abord la liberté de droit, puisqu’une interdiction est une diminution de la liberté de droit, mais il faut rajouter plusieurs choses : premièrement que la liberté de droit n’est pas que le silence de la loi mais aussi la garantie donnée par la loi que nul n’entrave notre action, deuxièmement que cette liberté de droit n’a aucune valeur sans une liberté de fait qui lui répond3. Autrement dit, la liberté doit, lorsqu’on s’intéresse à l’écologie, être entendue comme une liberté de droit, et comme liberté de fait, celle-ci étant mises en balance avec celle-là. D’un côté la liberté de droit est réduite par les interdictions écologiques, de l’autre la pollution et l’épuisement des ressources réduit notre capacité d’agir, dans le présent et dans l’avenir.

Différentes formes d’actions écologiques

Il faut noter que les mesures écologiques ne réduisent pas nécessairement notre liberté de droit, elles sont ou correctives ou incitatives, elles visent à arrêter des actions dégradant l’environnement, ou en incitant les agents à leurs préférer des actions moins nuisibles (par une taxe carbone par exemple ou de la sensibilisation aux écogestes), ou en interdisant les agents de les réaliser. Or ce n’est pas la même chose de réduire la liberté de fait d’un individu et de réduire sa liberté de droit, quand on limite notre liberté de fait on garde le même droit. Sachant cela, la question est de savoir si la dégradation de l’environnement justifie des mesures coercitives ou si elle ne justifie que des mesures incitatives, si l’amputation de capacités actuelles ou futures de moyens d’agir, justifie l’amputation d’une liberté de droit. Il semble difficile de nier que l’ampleur des dégradations écologiques implique et surtout impliquera une réduction nos libertés de fait, telle que si on admet qu’une liberté de fait peut rester une liberté de droit, on devra admettre que les mesures écologiques peuvent être coercitives, et même qu’elles doivent l’être si les seules mesures incitatives sont inefficaces.

Conflit entre deux sens de la liberté

On le voit la question sous-jacente n’est pas de savoir si une mesure coercitive implique de limiter une liberté de droit au nom d’une autre liberté de droit, c’est de savoir si une liberté de droit peut être limitée dans la mesure où son exercice par d’autres me prive des moyens d’exercer mes droits. Exploiter une ressource jusqu’à son épuisement, polluer l’environnement, n’interfère pas directement avec la liberté d’autrui de faire les mêmes actions que moi dans le cas de l’épuisement des ressources, de faire d’autres choses que j’ai la possibilité de faire dans le cas de la pollution. Ce n’est pas le même type d’interférence que si on l’empêche physiquement ou par des menaces d’aller en un lieu, ce sont les conséquences de nos actions qui l’empêchent dans son action, lorsqu’on prive quelqu’un des moyens d’exercer un droit ce n’est pas la même interférence que lorsqu’on l’empêche de faire son action elle-même. Ceci pourrait expliquer que beaucoup ne s’aperçoivent pas que si elles ne sont pas exclusivement motivées par la défense de la liberté de fait des générations futures, les mesures écologiques visent notamment à les protéger : les conséquences de l’exercice de nos libertés présentes apparaissent trop distantes avec elles, pour qu’il soit intuitif qu’elle justifie de limiter notre liberté de droit.

Nos intuitions dans un cas analogue

Faut-il conclure que les tenants de cette position ont raison et que cette simple différence est suffisante pour ne pas justifier de mesures coercitives en matière d’écologie? Examinons un autre cas qui introduit la même problématique quant à la relation entre la liberté de droit et la liberté de fait : les inégalités économiques. En effet une simple inégalité de la distribution des richesses, produit une réduction de nos libertés de fait des plus pauvres par rapport à celle qu’ils auraient à ce moment-là si la richesse était répartie également, le plus fort enrichissement des uns impliquant plus ou moins directement le moindre enrichissement des autres. Limiter en conséquence l’enrichissement des mieux lotis, que ce soit par des impositions ou en interdisant les rentes et la spéculation, revient à réduire une liberté de droit au nom de l’interférence que son exercice a avec la liberté de fait des autres. Or il semble relativement consensuel d’admettre que les inégalités n’ont pas besoin d’être nulles, mais une des objections les plus notables à l’égalité économique consiste en ceci : réduire les inégalités aurait pour conséquence de réduire la richesse des plus pauvres à plus long terme 4. Cette objection revient en fait à reconnaître que la liberté de fait des pauvres d’aujourd’hui ne doit pas réduire celle des pauvres de demain, loin de proposer un système de valeur différent, elle suppose que l’on n’en fait pas une application conséquente.

L’écologie coercitive est-elle liberticide ?

Elle n’est bien entendu pas la seule objection contre l’égalité économique, pourtant l’argument qu’on lui oppose selon lequel les plus pauvres le seraient moins si les inégalités économiques étaient moindres, que celles-ci n’augmentent pas leurs richesses à long terme, témoigne de ceci que le principe de maximisation de la richesse des plus pauvres est très intuitif. Il apparaît alors justifié de reconnaître que si j’exerce ma liberté de façon à diminuer les moyens qu’auront les autres d’exercer la leur, même quand le lien entre les deux est distant, celle-ci constitue une interférence à leurs libertés contre laquelle le droit doit les protéger en limitant la mienne. Ce n’est pas sortir du cadre de la démocratie libérale que de réduire notre liberté de droit présente en interdisant de polluer et en limitant juridiquement l’exploitation des ressources sous leurs seuils de renouvellement, pour préserver dans l’avenir les moyens d’exercer ces libertés. Si d’aucuns souhaitent des mesures écologiques coercitives, ils doivent évidemment montrer qu’étant donné l’objectif, elles seront plus efficaces que de simples mesures incitatives. Mais si d’autres s’y opposent, ils doivent à leur tour montrer qu’elles ne seront pas plus efficaces que des mesures incitatives, et ne peuvent se contenter de rejeter par principe ces mesures hors du cadre de la démocratie libérale.

Abel Hatchuel

1. Lebniz Nouveau Essai sur l’Entendement Humain, Livre II « Des Idées », Livre II « Des Idées », Chapitre XXI « De la puissance et de la liberté », page 137 des éditions GF

2. expression de Hobbes dans le chapitre 21 du Léviathan, 1651

3. expression de Rawls, dans la Théorie de la Justice, partie 2, chapitre 1, 1971.

4. la théorie du ruissellement en est un exemple : si les riches s’enrichissent, les pauvres s’enrichissent aussi, l’inégalité économique serait donc vertueuse

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