
Un étranger à Lillesand
Le portrait de Johan Nilsen Nagel est criblé par les orages de l’angoisse qui découlent des contingences interindividuelles. Il s’agit dès lors d’étudier cette composition pour se défier des écueils dans lesquels l’homme peut choir lorsqu’il s’évertue à vouloir devancer le hasard.
L’esprit scientiste de la fin du XIXe siècle a attiré l’hostilité de nombreux auteurs partout en Europe. Ces derniers se sont montrés méfiants à l’égard de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la bourgeoisie triomphantes. Et si ces décadents, puisque c’est ainsi que les symbolistes ont été dévalués, rejettent le rationalisme, c’est pour se tourner vers les complexités de la vie intérieure1. Ces écrivains désabusés jugent que le progrès technique est insuffisant à rendre heureux les hommes, et qu’au contraire celui-ci va provoquer leur ruine. Ils s’intéressent dès lors aux aspects plus naturels et hasardeux de l’existence.
Parmi eux, le norvégien Knut Hamsun s’est vivement démarqué bien qu’il reste encore trop méconnu en France. Après tant d’années d’errances, de besognes précaires, il a innové l’art romanesque au point d’être considéré comme un des devanciers du modernisme. Il a connu le succès grâce à son récit La Faim (1890) décrivant avec finesse les déambulations psychiques et physiques d’un vagabond. Puis, il a obtenu le prix Nobel de littérature en 1920.
J’aimerais donc attirer l’attention sur son deuxième roman Mystères qui a été publié en 1892. Il s’agit d’une œuvre polyphonique dans laquelle un certain Johan Nilsen Nagel débarque dans la petite ville côtière de Lillesand.
Nagel est si fantasque que les habitants du pays sont promptement captivés par sa bizarrerie. Il est vêtu d’un manteau jaune criard, bardé d’un étui à violon (vide) et se promène avec une médaille de sauvetage élimée, une main baguée de fer et une fiole d’acide cyanhydrique sur lui. L’ambiguïté de cet être de conte de fées, qui est presque un joueur de flûte tel qu’ils sont décrits dans les Saintes Écritures, fait que l’on ne sait jamais sur quel pied danser lorsqu’il agit. Et s’il ne reste qu’un mois dans cet endroit, il laisse un souvenir indélébile sur son passage. Je prendrai trois éléments symptomatiques afin d’en dresser un portrait.
Le soleil et le théâtre d’ombres
Lors d’une kermesse à Lillesand, la fille du pasteur Dagny Kielland semble entrevoir le véritable Johan Nilsen Nagel par-delà son masque de fabulateur. Elle lui dit : « […] toute votre vie n’est qu’une suite de déclarations… » (p. 213) Cette phrase met en évidence la propension de l’étranger à subjuguer ses interlocuteurs par ses discours équivoques. En effet, il est difficile de savoir ce qui se trame derrière ses paroles, puisque d’une part, le roman est principalement constitué de dialogues et d’autre part, l’on ne peut ne se référer qu’à ceux-ci. Le récit de Mystères (1892) n’est qu’une suite de déclarations vaines – qu’elles soient vraies ou fausses – que se font les habitants de la ville côtière. Nagel n’est pas le seul comédien à jouer des rôles, puisqu’il rejoint une société où la critique de Mlle Kielland peut être appliquée à tous.
Cette technique narrative est empruntée à Dostoïevski où quasi seuls les rapports dialogiques tiennent lieu de représentation. Sur le sujet, Mikhaïl Bakhtine exprime ceci : « Chaque émotion, chaque pensée du personnage est intérieurement dialogique, teintée de polémique, pleine de résistance ou jamais concentrée exclusivement sur son propre objet ; toutes s’accompagnent d’un regard perpétuel sur autrui. »2 Les mêmes problèmes se posent dans la poétique hamsunienne et ici en l’occurrence, le personnage de Nagel se confronte à l’altérité des villageois. Ce sont des individus incolores, opportunistes et vaniteux qui prennent place dans une topographie étriquée où tous les faits et gestes sont rapportés. Chacun de ces petits-bourgeois jouent un rôle bien défini. Par exemple, M. Stenersen incarne le docteur positiviste et libéral, sa femme est la mondaine qui répand des rumeurs et trompe son mari, Dagny est l’amante inflexible, etc. Johan Nilsen Nagel est le seul qui n’a pas de rôle fixe au sein du theatrum mundi. Il se fait tantôt agronome, tantôt collectionneur, tantôt quelqu’un l’appelle Stevensen.
Le nom « Nagel » est une anagramme de « en gal » qui signifie « le fou » en norvégien, ce qui pourrait le définir et encore, l’on ne sait s’il n’est pas plutôt un génie, tant la lisière entre la démence et le génie est mince. Le plus amusant est qu’il a conscience de tout cela :
« Bon. Mais tout n’est-il pas aussi comédie, escroquerie et bluff ? Certainement, certainement, tout est escroquerie. Kamma et Minute et les hommes et l’amour et la vie elle-même, tout n’est que tromperie : tout ce que je vois et entends et pressens est tromperie, même le bleu du ciel est de l’ozone, du poison, du poison traître… » (p. 248)
Il mentionne le bluff tout au long du roman sans jamais le définir, toutefois l’on peut envisager que son comportement nous fait comprendre sa signification. Cette notion est ainsi agitée sans cesse et paraît en apparence résumer le personnage : il mystifie à tort les gens parce qu’il croit que les gens cherchent à le mystifier. En outre, cela suggère l’état de désillusion dans lequel Nagel se trouve. Selon lui, il n’y a pas d’être, mais seulement du paraître, et ce royaume d’illusions l’amène à se méfier de tout, y compris du « bleu du ciel », car bien qu’il soit beau et frais, il n’en demeure pas moins toxique. Dans un premier temps, les « mystères » du récit peuvent être considérés comme cet assemblage de faits divers (anniversaire de Mlle Frederikke, fiançailles de Mlle Kielland, ou le suicide récent du théologien Karlsen) et la confrontation d’un individu naïf face à un monde qu’il comprend mal. Faut-il seulement s’arrêter à cela ? Il est sûr que Knut Hamsun cherche à détourner notre regard par une somme d’informations confuses.
Rire pour ne pas pleurer
« [Q]uel intérêt y a-t-il donc, même concrètement, à enlever toute poésie, tout rêve, tout mystère, toute beauté, tout mensonge à la vie ? Vous savez ce qu’est la vérité ? Nous ne marchons que grâce à des symboles, et nous en changeons au fur et à mesure que nous progressons. » (p.174)
Ces quelques mots de Johan Nilsen Nagel suffisent à éclaircir certains points. Si les gens de Lillesand créent et colportent des intrigues, les mystères sont avant tout ceux d’une âme prisonnière de sa propre représentation. Il est tributaire d’une génération de poètes et de philosophes ayant témoigné de leur désenchantement à la suite des crises métaphysiques, politiques et esthétiques causées par la primauté de la Raison. Nagel est sans nul doute un personnage issu de la conception néo-romantique de son auteur qui partage à peu près les mêmes angoisses. Ses désirs passionnels se heurtent à la norme dont la règle première est d’anéantir l’exception. Face aux habitants de la petite ville, il est marginal, voire incompris, car ceux-ci ont accepté le paradigme rationaliste. Accepter est bien le mot que lui-même utilise :
« Rien ! On s’habitue à une chose, on l’accepte, on la reconnaît parce que nos prédécesseurs l’ont reconnue avant nous ; tout n’est que supposition ; même le temps, l’espace, le mouvement, la matière ne sont que suppositions. Le monde ne sait rien, il accepte… » (p. 242 – 243)
Au départ, nous avons un Nagel qui se présente comme un fortuné qui s’intègre parfaitement dans cette commedia dell’arte, mais cela ne dure pas, car il ne parvient pas à étouffer sa nostalgie d’un paradis perdu. Il semble également damné par l’intelligence spéculative qui l’enjoint à trouver un sens au-delà des figures qu’il observe. Les paysages états-d’âmes sont fréquents dans l’œuvre, confondant l’extériorité du monde avec la projection de la perception subjective de l’étranger ; et comme Mystères (1892) se déroule pendant les nuits claires d’un été en Norvège, l’on peut contempler des clairs-obscurs qui suggèrent une conscience divisée.
Le récit prend indubitablement un tournant tragique à mesure que Nagel sombre peu à peu dans la folie. Cela est néanmoins toujours présenté par Hamsun de manière à ce que nous soyons entre la réalité et la rêverie. Malgré l’obscurité qui s’épaissit, la tonalité reste légère. L’esthétique d’Hamsun se sert souvent d’effets d’indécision rhétorique, de narrateurs non-fiables et de personnages indéterminés. Il y a donc une dissonance entre ce qui est raconté de lugubre et le ton clownesque qui est employé : la catabase de Johan Nilsen Nagel est narrée avec une ironie qui vient diluer l’horreur3.
Le cas du suicide raté est évocateur. Il s’enfuit dans les bois et tente de mourir en buvant sa fiole de poison, mais cela ne le tue pas, car l’infirme Minute avait remplacé le liquide par de l’eau de peur que Nagel ne s’en serve. Les grands drames sont ainsi désamorcés par une pirouette humoristique, et la vie continue.
L’aristocratie de l’esprit : un idéal désuet ?
Ces deux facettes du personnage sont consolidées par une philosophie nietzschéenne4 explicite : il méprise les piétistes hypocrites ou les personnes faussement charitables. Il est animé par une volonté de puissance qui l’amène à faire de grands actes, comme celui de subjuguer tout un auditoire grâce à un violon qu’il a emprunté, et à préférer les gens désintéressés qui assument les manifestations de leur vitalité. Voilà ce qu’il pérore lors d’une réception : « Donnez-nous par exemple un crime civilisé, un péché de qualité ! Et pas les petites tromperies mesquines des petits-bourgeois ; non, je demande le libertinage rare, horrible, le dévergondage délicat, péché de roi, pétri de la délicieuse cruauté de l’enfer. » (p. 66) L’on imagine que son dédain envers ses pairs vient de leur médiocrité dans leur exécution du mal – comme du bien, voire de l’indifférence feinte à l’égard de leur conscience malheureuse.
L’amoralisme de Nagel est, d’après lui, une tentative de se libérer des fers des conventions sociales, une volonté de voir émerger de la grandeur, mais surtout une espérance sincère de remotiver l’existence. Reste à savoir ce qu’il considère comme grand. La réponse est trouvable quelques passages en arrière du récit : « – Chère madame, je considère que le plus grand n’est pas celui qui sait le mieux faire œuvre de transcription, mais celui qui a su conférer le plus de valeur réelle, de profit positif à l’existence. Le plus grand, c’est le terroriste, la force naturelle qui fait basculer les mondes. » (p. 53) De sorte que l’analogie au terrorisme est frappante, elle crée un effet d’emphase dans le discours pour mettre en lumière que ce qu’il considère comme élevé, ce sont les individus capables de briser les valeurs établies et d’en créer de nouvelles.
Lorsque l’on sait qu’il est apparu et qu’il a réussi à plonger Lillesand dans un chaos symbolique en s’y arrêtant pendant un mois, mais qu’il a mal terminé, cela laisse songeur. Johan Nilsen Nagel est un imposteur étrange et singulier auquel on finit par s’attacher, parce qu’il dissimule une affliction profonde et qu’il tente de la surmonter par une transgression prométhéenne. Assurément, l’on ne peut pas affirmer qu’il a réussi à se montrer à la hauteur de ses aspirations ou si son récit n’était pas seulement beaucoup de bruit pour rien.
Victor Da Rocha
- Voir Milan Kundera, L’art du roman : essai, Paris, Gallimard, 1986, p. 19 – 20 : « L’infini perdu du monde extérieur est remplacé par l’infini de l’âme. La grande illusion de l’unicité irremplaçable pour l’individu, une des plus belles illusions européennes, s’épanouit. »
- Mikhaïl Mihajlovič Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1998, p. 70.
- Tarmos Kunnas, « Pourquoi le héros hamsunien se suicide-t-il ? » dans Knut Hamsun, éd. Régis Boyer, Lausanne, l’Age d’Homme, 2002, p. 160 – 161.
- Ibid., p. 163.
