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L’assurance, une réponse à l’angoisse du hasard

Le hasard peut être très excitant pour un joueur, une source d’angoisse terrible pour celui qui redoute les aléas de l’avenir… Le hasard, ce grand inconnu, fascine autant qu’il terrifie. Le hasard semble parfois être une limite à notre capacité de connaissance et dans ce cas-là, ce qui arrive « par hasard » est ce qui arrive sans que nous sachions précisément expliquer la chaîne causale. Ce qui échappe ainsi à notre compréhension nous dérange car cela vient poser une limite à notre volonté de contrôle sur le monde qui nous entoure, de domination de notre environnement et à notre aspiration à maîtriser notre destin. Si le hasard peut être convoqué comme mécanisme explicatif (comme lorsque l’on dit que tel ou tel évènement est arrivé « par hasard »), il n’est véritablement problématique – inquiétant – que dans sa dimension prospective. Le hasard ne nous pose finalement de problème – ou d’angoisse – qu’en tant qu’il menace notre capacité à prédire ce qui sera, à prédire le devenir de l’état du monde tel qu’il est. Dans des traditions spirituelles, le hasard pouvait peut-être être entendu comme liée au dessin des divinités et faire ainsi partie entière de notre monde. Mais ce hasard devient un véritable sujet problématique dans une société sécularisée où il ne peut plus prétendre être un lien visible d’un arrière-monde invisible. Il convient alors d’affronter la question du hasard, son incertitude étant insupportable. Dans le présent article nous allons proposer de jeter un regard analytique sur l’assurance – ou les assurances – en tant que forme de réponse à certaines questions que le hasard pose à l’humanité dans son ambition prédictive et dans son aspiration à la sécurité.

Le hasard et la question du risque

Quand il s’agit d’envisager la question de l’assurance comme réponse au hasard, c’est qu’implicitement il est question de risque contre lequel il est souhaité une protection. Mais le risque n’est que virtuel (en puissance) tant qu’il ne se réalise pas, tant qu’il ne s’actualise pas. Le risque ne devient concrètement un problème qu’à partir du moment où il n’est plus simplement possible mais survenu. Pour parler comme un assureur, nous dirons alors de ce risque réalisé qu’il est un sinistre. Le risque parfois existe en lui-même et le fait qu’il conduise à un sinistre relève du hasard… et le hasard peut lui-même être infléchi par l’ajout de facteurs de risque. Prenons un exemple trivial pour expliquer cette différence. Le fait d’avoir un escalier chez soi représente un risque de chute. Le fait de tomber ou pas dans l’escalier peut-être « la faute à pas de chance » et dans ce cas-là relever du hasard. Si quelqu’un s’amuse à le descendre à cloche-pied, la probabilité de tomber augmente. Nous disons que la chute est l’actualisation du risque.

Les cindyniques et la nécessaire analyse des risques

Les cindyniques ou « sciences du danger », sont consacrées à l’étude et à la prévention des risques. Introduites par Georges-Yves Kervern, les cindyniques se posent notamment la question des facteurs de risques (c’est-à-dire des questions de probabilités) et celle de la gravité du risque. Les cindyniques ont un champ d’étude qui excède beaucoup la seule analyse des aléa. En effet, leur objectif est à la fois la prévention et la réduction du risque ; ces derniers éléments ne concernent pas notre étude sur l’analyse des assurances comme réponse au hasard, aussi nous les passerons donc ici sous silence. Dans notre tentative de comprendre la réponse de l’assurance aux enjeux de hasard, il faut poursuivre sur la notion de risque et parler de gravité du risque. Reprenons ainsi notre exemple de l’escalier et de la chute. La personne qui tombe dans l’escalier peut « bien tomber » et n’avoir que de légers bleus et égratignures et s’en tirer ainsi à bon compte en ayant « plus de peur que de mal ». Elle peut également, si la chance ne lui sourit pas, mal tomber et avoir de lourdes conséquences (jambe cassée, commotion cérébrale, etc.). Un des enseignements des cindyniques est de mettre en évidence que la gravité peut également être une fonction du hasard et que certains hasards sont moins contrôlables que d’autres, si tant est qu’une telle formulation puisse avoir un sens. Cette évaluation du hasard, nous y reviendrons un peu plus loin, mérite également un éclaircissement sémantique.

Quantification du dommage, évaluation du sinistre

Le risque peut sembler procéder, dans sa description, comme tout à fait factuel, comme un donné indépendant de nous-même et de la perception que nous en avons. Toutefois, face à l’aléa d’un risque contingent, l’assurance ne nous protège pas du risque lui-même. A noter que l’assurance ne protège pas, elle ne répare même pas forcément mais « dédommage » ou indemnise. Le passage d’une conséquence à une indemnisation ne va pas de soi. Elle est d’ailleurs loin d’être évidente dans tous les cas de figure. Dans la littérature sur l’assurance, il est souvent fait état de l’assurance maritime comme exemple de l’origine de l’assurance. Si un bateau coule, l’armateur perd et son bateau et la cargaison. Le dédommagement est alors fonction du montant du navire et du montant de la cargaison. Cet exemple simpliste pose déjà plusieurs questions sur cette valeur de dédommagement. Comment évaluer le « montant » associé au navire ? S’il est neuf ou en mauvais état, le même navire peut-il être assuré pour la même valeur ? Le montant de la cargaison lui aussi peut poser question : est-ce le montant d’achat de celle-ci ou le montant de la revente escomptée et donc du montant du manque à gagner ? Si ces questions-là, purement économiques, ne sont pas sans intérêt pour conceptualiser la question de l’évaluation du sinistre, elles laissent en suspens la question du dommage corporel ou humain. Dans cet exemple classique il n’est pas question du coût (de la valeur) des vies humaines perdues. Pour en revenir à notre exemple de la chute dans un escalier, la question de la quantification économique du sinistre est dans un premier temps une question économique simple pour ce qui est du remboursement de dépenses de santé. Mais pour aller plus loin, la question de l’évaluation prend en compte le manque à gagner de la période d’inactivité (l’arrêt de travail) mais également ce que l’on nomme le préjudice personnel. Quelle évaluation peut-on faire quant à l’impossibilité de faire ses courses soi-même ? de l’impossibilité de pratiquer son sport préféré ? Une telle question excède la seule évaluation comptable purement objective, mais est empreint d’une subjectivité liée au contexte social et à l’implication personnelle. Ce détour nous semblait nécessaire pour souligner que dans le cas d’une assurance, le hasard est non seulement converti en risque, mais également que la réalisation de ce risque doit être converti de manière numéraire. Ces conversions sont nécessaires pour rendre possible l’aspect calculatoire de l’assurance, mais également car l’assurance ne répare pas… elle ne fait qu’indemniser. Et pour indemniser il faut une monnaie d’échange, un étalon. Dans une société monétarisée comme la nôtre, cet étalon a pris la forme d’une valorisation monétaire.

Enjeu de la confiance comptable

Dès lors qu’il est question d’indemnisation d’un sinistre sous forme monétaire, se pose la question de la comptabilité et de la sécurité de cette comptabilisation. En effet, il n’est pas tout de convertir un dommage en terme monétaire. Si l’on veut se prémunir contre le hasard avec un degré de certitude suffisant, il faut aussi pouvoir compter sur le fait qu’en cas de réalisation du sinistre, l’assureur nous donnera bien la somme d’argent correspondant. Face à l’aléa de ce qui peut intervenir ou ne pas intervenir à une échéance incertaine, la question de la confiance dans l’écriture comptable revêt une importance primordiale. Pour évoquer ce sujet, soulignons l’article de Bruno Bouchard, « de la confiance comptable : vers un regard dérobé, oublié » in Implications philosophiques, 2014. Le travail comptable permet cette confiance d’un échange fractionné dans le temps. L’auteur de l’article indique ainsi qu’une « confiance comptable est forcément une documentalité, interactive et matériellement publique puisque la confiance envers l’argent ou son équivalent comptable ne peut pas reposer sur une parole, sur une communication sonore, et que la présence de l’un exige une reconnaissance mémorielle en l’absence de l’autre ». Dans une forme d’ontologie de l’écriture comptable il souligne que « l’archive comptable est cette présence de la distinction entre avoirs, êtres et temps. » Aussi pouvons-nous reprendre à notre compte son assertion que « la comptabilité force la philosophie à retourner aux origines de la confiance » ce qui s’applique nécessairement à l’assurance où la médiation dans le temps est la nature même de la protection : s’assurer aujourd’hui pour un risque qui surviendra peut-être demain. Cette confiance, en matière d’assurance porte un nom : la solvabilité. C’est-à-dire la certitude que l’assureur aura les moyens de payer le dommage quel que soit l’aléa qui survient.

Hasard et probabilités

L’enjeu pour l’assureur est donc d’estimer (de quantifier) le hasard. Pour cela il raisonne en probabilités. Cette notion de « probabilité » est elle-même problématique comme l’a montré Rudollf Carnap dans plusieurs de ses travaux. Ici nous nous appuierons sur « Probabilité statistique et probabilité inductive », in Logique inductive et probabilité 1945-1970 (2015) où il distingue, les deux types de probabilités. Celles qui sont mathématiquement calculables telles qu’elles se retrouvent dans des jeux par exemples quand sont connus l’ensemble des cas possibles. Dans ce cas là, il parle de probabilité statistique. Ce modèle mathématique peut également s’appliquer à la description d’états de faits passés. C’est sur ce schéma qu’ont été construites les règles de calculs mathématiques. Dans bien des cas, l’ensemble des cas possibles ne sont pas précisément connus au sens statistique et nous en sommes réduits à « estimer » des cas plus probables que d’autres sans certitudes sur le « dénominateur » de l’ensemble des combinatoires possibles. Dans ce cas-là, Carnap parle de probabilité inductive et indique que la méthode associée « donne le fondement d’une méthode générale d’estimation, c’est-à-dire d’une méthode pour calculer, sur la base de certaines données disponibles, l’estimation de la valeur inconnue d’une grandeur quelconque. » En pratique, l’actuaire, pour calculer le risque, glisse et confond ces deux notions en considérant les cas passés (l’expérience statistique), comme une base fiable (en raison de la célèbre « loi des grands nombres ») pour faire comme s’il travaillait avec des probabilités statistiques, alors qu’il s’appuie de fait sur des probabilités inductives.

Activité de segmentation

Enfin, l’une des activités essentielles de l’assurance est la « segmentation du risque », autrement dit la constitution d’ensembles d’individus ayant des caractéristiques statistiques conduisant à des probabilités de survenance de sinistre (ou des espérances mathématiques) suffisamment similaire pour pouvoir facturer une prime d’assurance à un prix actuariellement juste. Pour l’analyse de cette question d’une prime actuariellement juste nous nous appuierons ici principalement sur les travaux de Xavier Landes et notamment ce de son article « How Fair Is Actuarial Fairness? » in J Bus Ethics 128, 519–533 (2015). Le principe de segmentation parait un principe de bon sens assez évident si l’on pense à l’exemple de l’assurance automobile : un conducteur qui ne conduit pas prudemment et qui a de nombreux accidents de voitures devra payer une prime plus élevée. Autre exemple, un bateau immatriculé dans un pays où les normes de contrôle sont plus légères présente un risque plus important. La probabilité de naufrage étant plus importante, il coûtera plus cher à assurer. Ces activités de segmentations ne sont pas toujours moralement triviales. Par exemple une segmentation en fonction de l’état de santé (telle qu’elle est pratiquée en France pour les assurances de crédit) ne relève pas d’une segmentation à partir de choix des agents. L’état de santé d’un individu (ou son état de santé statistique) dépend en (grande) partie de conditions sociales dont il n’est pas responsable. Cela conduit donc à des primes majorées pour des personnes déjà plus exposées malgré elles à un risque et constitue donc une double peine. La recherche de finesse statistique pour prédire ou anticiper les aléas de l’avenir peuvent donc conduire à mettre en évidence (ou à accentuer) des différences de profils de risques. Ces profils ne sont pas toujours moralement justes car il ne découlent pas toujours de choix autonomes de l’agent. Même une segmentation entre fumeurs et non-fumeurs n’est pas complètement une segmentation basée sur la responsabilité individuelle des agents, car les conditions sociales ont une corrélation statistique avec le fait de fumer ou non. Pour ne pas porter un regard uniquement à charge sur les assureurs qui réalisent des segmentations de la population à assurer, il faut souligner que cela est aussi parfois une demande de la part de l’assuré en tant que consommateur d’assurance. Dans certains cas il peut y voir son intérêt et, sur un marché concurrentiel, pousser les assureurs à proposer des offres segmentées de façon toujours plus étroites. Signalons enfin, que dans certains cas, le législateur encadre la possibilité de segmentation. Dans certains pays, par exemple, il est interdit de proposer des primes différentiées en fonction du sexe de l’assuré. Une telle interdiction avait pour but de protéger les femmes de mesures discriminatoires… mais cela peut se retourner contre elles, notamment dans le domaine de l’assurance automobile où les femmes ont nettement moins d’accidents que les hommes et elles pourraient donc prétendre à des primes plus faibles que ces derniers.

Dans le présent article nous avons montré la double fonction de l’assurance face au hasard : tout à la fois celle de faire face aux aléas et incertitudes et celle de sécurisation des trajectoires. Dans un monde désenchanté, le hasard est une limite problématique et l’assurance est un outil et une construction sociale visant à convertir ce hasard individuel en cotisations collectives par le biais de statistiques modélisables mathématiquement. L’analytique des mécanismes de l’assurance que nous venons de réaliser nous a permis de mieux comprendre quelles marges de manœuvres ces mécanismes laissent à la discussion et aux choix politiques. Celle-ci peut s’avérer utile pour ne pas être contraint à se soumettre aux discours de l’industrie de l’assurance qui auto-décrète ses usages et ses règles de fonctionnement comme nécessaires et non discutables ; comme seules réponses possibles aux nécessités économiques.

Sidoine Delteil

Expert en Protection sociale, diplômé de l’école supérieure de commerce de Clermont-Ferrand

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