Du rap pour tous ? Dooz Kawa*
A été réalisée pour cet article une enquête auprès d’un échantillon d’une cinquantaine de personnes. Il leur a été demandé l’étendue de leur connaissance sur Dooz Kawa, leur avis sur celui-ci et/ou un avis sur l’une de ses chansons après audition. En se basant sur le revenu, le lieu de vie et d’études ainsi que sur le métier des partcipant·es et/ou de leurs responsables, iels ont été classés en fonction de leur appartenance sociale d’après la classification proposée par l’Insee1. Certaines des réponses obtenues sont donc exploitées dans cet article afin d’éclairer les liens entre goût esthétique et classes sociales.
Dooz kawa, ou 12 K.-O. Est un rappeur originaire d’Allemagne. Durant sa jeunesse, il vit entre la scène de rap underground et la musique d’Europe de l’est, ce qui a une importance notable dans sa manière de concevoir la musique. Durant son adolescence, il part vivre en France, à Strasbourg, et là-bas il forme son premier groupe : le T-kaï cee. Celui-ci n’a pas perduré, et en 2010, Dooz Kawa sort son premier album solo, Étoiles du sol. S’en est suivi son installation progressive sur la scène de rap underground francophone.
Même si l’on peut considérer le style de Dooz Kawa comme faisant partit du oldschool, on peut noter trois différences majeures en comparaison avec le reste de cette scène : une écriture complexe, que l’on pourrait dire sophistiquée ou lyrique, un bagage culturel très conséquent qui l’accompagne jusque dans ses textes, et des parties instrumentales qui mélangent les styles, notamment le yiddish (dans Balalaïka par exemple) ou balkaniques (voir la collaboration avec le groupe Shantel : Arcueil Cachan).
Le rap, surtout underground, est un art issu de sphères urbaines et populaires et majoritairement dévalorisé par les sphères sociales plus aisées, ce qui peut lui valoir d’être descendu au rang de sous-culture. Mais il faut souligner que cette tendance est à la baisse.
Les deux points centraux de l’analyse seront l’omniprésence de savoirs et la plume de Dooz Kawa. Comment ces facteurs agissent-ils sur les différents milieux sociaux ? Le mélange de savoirs se fait en permanence dans ses textes : se suivent références à la « culture » au sens de savoir plus académique, politique et valorisé par des milieux plus aisés, et à la « sous-culture », ou culture dite « illégitime » (attention, ces deux termes sont péjoratifs et peuvent fausser la vision de cette culture) au sens de savoir plus populaire, urbain, moins valorisé dans les cadres académiques et professionnels. Quant à la plume de l’auteur, elle mélange un style d’écriture très cru, habituel au rap, et un style plus doux, où ce qui est travaillé en premier est le côté esthétique que doit avoir le texte.
Aussi, la classe moyenne a été intégrée dans les deux catégories, donnant la classe moyenne/populaire et la classe moyenne/aisée car, si l’on se base sur la « toupie » du sociologue Henri Mendras, l’on se rend compte du flou qui règne autour de ce terme : englobant une diversité d’individus plus ou moins proches des classes aisées ou populaires possédant un capital social et culturel fortement varié. De ce fait on observe une divergence autour des questions de goût, certains niant les qualité du capital culturel plus bourgeois et se rangeant dans la défense de la culture populaire, certains soutenant l’inverse, et certains se tenant comme « juste milieu », allant à la recherche d’une base culturelle mixte.
Classe moyenne/populaire
Le rap, underground notamment, est originaire des classes sociales défavorisées ; plus précisément, de la population afro-américaine à la fin des années 70. En effet, parmi les premiers rappeurs, on peut prendre comme exemple Herc et KRS-One, tous deux afro-américains et tous deux originaires du Bronx, quartier de New-York connu pour être défavorisé et le berceau de la culture hip hop. Si l’on ajoute à ça le rap hardcore et le rap conscient, deux sous-catégories engagées qui permettent une identification aux paroles et qui ont marqué la culture de ce milieu, le rap est donc presque naturellement légitimé chez les classes sociales populaires.
Chez Dooz Kawa, on dénote des spécificités d’écriture dans le contenu et la forme. Le contenu mélange culture « légitime » et « illégitime » (ou « sous-culture »), ce qu’on peut facilement le voir quand Dooz Kawa annonce « Mon vécu qui défile c’est Jacques Brel et Wu Tang » (A l’arrière des bars). Dans le même morceau, il cite Le Lac des Cygnes et Playboy à trois vers d’écart. Même si le deuxième exemple est fait pour marquer, il reste tout à fait légitime pour montrer la différence d’univers culturels présents dans ses morceaux. Et cette différence est remarquée : une réaction qui nous a été transmise après l’écoute de Si les anges n’ont pas de sexe est : « Niveau culturel y a de la matière, aussi bien au premier sens de la culture qu’au sens héritage. »
Quant à la forme, on a vu qu’il s’agissait d’un rap à forme lyrique, il mélange deux façons de faire de la poésie : une dure et directe, et une douce et détournée. Le contraste est d’autant plus remarquable car le lexique employé ne correspond pas aux standards habituels. Et ça se ressent : c’est même apprécié. Une personne, nous a transmis que chez cet artiste : « Cette richesse de vocabulaire, de jeux de français me met sur le cul à chaque fois. »
Ce qui a pu être constaté grâce aux retours de personnes issues du milieu populaire est majoritairement une sorte admiration et une identification aux textes, qui passent notamment par une impression de voir l’auteur à nu. Ce qui n’est pas complètement faux : en effet, Dooz Kawa a, à plusieurs reprises, dit que la musique, ou le rap, est la façon qu’il trouve la plus naturelle pour parler de lui.
Le ressort d’émotions directement liées aux paroles est donc plus aisée pour une classe qui a un vécu qui peut se rapprocher des expériences de l’auteur. Une personne interrogée nous confirmera que Dooz Kawa a « cette façon poétique de nous parler d’expériences que nous avons tous plus ou moins vécu » qui lui est bien particulière.
Classe moyenne/aisée
Chez la classe sociale moyenne/haute, le rap est moins voire pas du tout présent. C’est donc bien moins naturel pour cette sphère de l’écouter. Les avis peuvent être catégoriquement négatifs au sujet de ce type de musique. Si l’on prend l’exemple de personnalités extrêmes au niveau idéologique, l’avis peut être réellement tumultueux. Jean-Marie Le Pen par exemple a pu assimiler le rap à un « grand remplacement du chant français »1, et Eric Zemmour, dont Thomas Piketty rappelle que l’électorat est « très très bourgeois »2, a pu qualifier le rap de « sous-culture d’analphabète » ou de « sous-art ».
Mais attention, depuis peu, le rap se répand dans cette classe sociale3, dans le public comme chez les artistes. Il faut tout de même noter que ce fait ne s’applique pas pour tout type de rap : il s’agirait plutôt d’un rap essentiellement originaire d’une classe de petite bourgeoisie blanche, ou un rap dit plus mainstream qui contiendrait des rappeurs plus classiques mais reconnus par tous comme Eminem, Snoop Dogg ou 50cent. On qualifierait la première catégorie de « rap de iencli », cela de façon péjorative. Les cases à cocher de façon majoritaire pour en faire parti seraient : que l’artiste soit blanc, que son publique soit majoritairement bourgeois, que lui-même le soit et que les sonorités et thèmes « cassent les clichés ». Selon ces codes, même si Dooz Kawa n’en fait pas partie, notamment par son origine sociale et celle de la majorité de son public. Il obtient néanmoins une certaine légitimation de la part de la classe sociale moyenne/haute. On peut expliquer ça par l’omniprésence de styles d’écriture sophistiqués, de culture plus « légitime » aux yeux de ce milieu et la particularité de ses instrumentales.
Mais cette validation a une limite, cela à cause de son origine sociale, mais aussi car une partie de ses morceaux peuvent être considérés comme appartenant à un rap trop classique, « violents » ou crus, ce qui a donné une majorité de retours de cette classe débutant par « Ce n’est pas mon style, mais … »
En effet, ce qui va être plus apprécié par cette tranche de population va être le style d’écriture, la présence de savoirs « légitimes » et leur utilisation, ainsi que les instrumentales à instruments et styles inhabituels, et ça bien plus que les morceaux au style slam/hip hop plus classiques. Une personne interrogée nous dira que le morceau qu’elle a pu écouter ne lui a pas plus mais que « c’est quand même un artiste très doué » car elle a trouvé le « texte bien écrit ». Ou encore, une autre personne nous a expliqué après l’écoute de Lagrima que « dans cette chanson, ce n’est pas le rap que je préfère », « Ce que j’y aime le plus, c’est l’instru ».
Pour la classe sociale plus aisée, l’admiration qui peut être ressentie va se faire essentiellement sur des points techniques. En effet : la plupart des témoignages recueillis auprès de personnes faisant partie du milieu moyen/haut sont des analyses, lyriques ou techniques sur le point instrumental. L’appréciation que suscite Dooz Kawa pour cette classe passe bien plus par le fait que la complexité de certains morceaux éveillent un intérêt analytique, que par un éveil d’émotions et d’empathie au sujet des paroles.
Rappeur passe-partout
Dooz Kawa, par le mélange de styles musicaux et la présence de lyrisme arrive à être apprécié majoritairement dans toutes les classes sociales : sur les 51 avis recueillis, un seul était entièrement négatif et sans nuances.
Il a donc deux communautés distinctes et par cela impliquées différemment, hors la simple écoute de ses morceaux. Pour la classe moyenne/basse on constate une plus grande présence aux concerts. Pour la classe moyenne/haute, on voit plutôt une envie de le voir intervenir de façon poussée dans des conférences . On peut en noter deux: celle organisée par l’ENS et PSL (Paris Sciences et Lettres) et celle organisée par Science Po Paris. Ce qui peut être mis en avant est que ces conférences, par opposition aux concerts, relèvent plus de l’analyse de la plume ou du statut même de rappeur que de la simple appréciation de la production de l’auteur.
On pourrait dire que cet auteur commence à entrer dans un registre culturel introduit en 1990 par Lawrence W. Levine dans Highbrow/Lowbrow : L’émergence de la hiérarchie culturelle en Amérique, soit le « registre culturel médian », qui englobe les arts appréciés par tous. Cependant, le terme « commence » reste important car on constate toujours une majorité populaire parmi son public.
Maintenant, voyons ce que Dooz Kawa dit de tout cela. Pour lui, dans le rap qu’il crée, la recherche esthétique a une importance notable, d’où une sophistication de l’écriture si marquée. Aussi, il considère que le rap arrive à produire une exhibition des sentiments ; c’est, comme dit plus haut, la façon la plus simple de parler de lui4, d’où l’impression de le voir à nu.
Quant à son public réduit, il dit simplement rechercher sa valeur ajoutée dans le rap : il n’a pas forcément envie d’être connu et ne se considère pas comme « artiste »5. La situation de rappeur underground lui serait donc suffisante.
Enfin, au sujet des façons de s’investir en tant que membre de son public, Dooz Kawa dit être impressionné par certaines analyses de ses textes mais être tout à fait satisfait par la seule appréciation de son rap6 : pas besoin de l’interpréter pour faire sa joie.
Mag
- Jean-Marie Le Pen donne son avis sur le rap français !, Générations, Hip-Hop Soul Radio, 02 Mars 2018
- Julia Cagé et Thomas Piketty : « Le plus important c’est de respecter chaque électeur », France Inter, Grand Canal de Eva Bester, 19 Septembre 2023
- Tristan, Le rap se gentrifie ?, Cul7ure, 15 février 2019
- Parle-moi de ton R.A.P, PARLE-MOI DE TON RAP | DOOZ KAWA, 31 Octobre 2016. YouTube.
- Le Partage, Entretien avec Dooz Kawa – Avril 2014, 18 Avril 2014 . YouTube.
- Ecole normale supérieure – PSL, « L’écriture, une forme de dessin évolué » Rencontre avec le rappeur Dooz Kawa | ENS-PSL, 15 Mars 2016. YouTube.
*Cette article fait partie du dossier Au phil’des notes parut dans le n°26 de la revue papier du Médiaphi pour lequel il a été créé une playlist illustrant les différents sujets musicaux abordés : https://open.spotify.com/playlist/615mNvdpGVZI9ifQCOdkTC