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The Times, They Are a-Changin’ Penser la renaissance folk*

Le mouvement qu’on a appelé la renaissance folk (ou Folk Revival) est au cœur des sixties américaines. Au point que si les années 1960-69 devaient avoir une bande son, la musique folk n’aurait rien à envier au rock’n’roll pour sa représentation. Pourtant, quoique les noms de Bob Dylan et Woody Guthrie résonnent sur notre vieux continent, force est de constater que c’est un mouvement mal connu de notre côté de l’Atlantique. Il s’agit donc ici d’en donner une brève présentation, et surtout de vous donner à vous lecteurs envie de (re)découvrir le « Folk Revival », dont la dynamique incomparable a suivi deux décennies d’Histoire américaine jusqu’à l’apothéose des sixties, comme l’étincelle suit la mèche jusqu’au bâton de dynamite.

Tradition et dynamisme

Lorsqu’on parle de musique folk ou de musique populaire, qui plus est sur le temps long de l’Histoire, il est évident que l’on parle d’un ensemble de « traditions musicales ». Dans le cas de la musique folk américaine, ces traditions ont autant d’origines distinctes que l’on en retrouve dans le peuple américain. Lorsque débute le mouvement de la renaissance folk, ces traditions ont déjà coexisté, interagi dans un espace géographique et culturel en expansion pendant un à deux siècles.

A ce stade, je vous le concède, l’on a du mal à concevoir moins dynamique qu’une tradition centenaire de musique populaire ; et le phénomène du revival, avec son succès incroyable, semble difficile à expliquer. Pourtant, c’est précisément dans certains des éléments constitutifs de la musique folk que les explications les plus convaincantes sont à trouver. En quelque sorte, j’entends montrer que le ver de la renaissance était du départ dans le fruit.

Premièrement, notons que les répertoires et traditions de la musique folk sont habituellement transmis d’interprète en interprète, les compositeurs originaux étant souvent anonymes ou méconnus. Dans cet ensemble de traditions, le rapport à la musique comme propriété était alors bien moins commun qu’ailleurs. Deuxièmement, la musique folk forme un ensemble hétéroclite mais cohérent de courants et expressions qui s’influencent mutuellement et continuellement d’une manière organique. En ce sens, il s’agit pour les artistes d’une sorte de source infinie d’inspiration.

Ces deux caractéristiques, conjuguées avec les progrès des techniques d’enregistrement qui permettent pour la première fois la reproduction massive et à bas coût des disques musicaux, vont donner la recette d’un succès inévitable. D’une explosion culturelle – et en quelque sorte philosophique – de nature à révolutionner la manière commune de penser, de faire et de vendre la musique. Mais avant de poursuivre vers la portée culturelle et philosophique du Folk Revival, je tiens à insister sur le rôle de la conjoncture technologique et historique dans le développement d’une musique folk grand public.

Ainsi, dans les années 1940, avec les progrès des technologies d’enregistrement, il est devenu possible de faire circuler cette musique beaucoup plus vite et de la conserver dans de meilleures conditions. A l’instar de l’ethnologue John Lomax, des amateurs parcourent alors le pays pour enregistrer des musiciens de toutes les origines raciales et sociales, tous inconnus ou presque, recueillant au passage un grand nombre de chansons populaires.

Participe aussi de ce contexte général la situation sociale particulière héritée de la Grande Dépression. Le syndicalisme s’est répandu, la culture ouvrière s’est affirmée en tant que tel, ce qui amène par exemple les chants de travailleurs et de syndicats à se mêler, dans le répertoire d’une nouvelle génération, aux standards du blues rural ainsi qu’à un large panel de compositions originales, ne se cachant pas d’intégrer des références de tous les côtés de la ligne ségrégationniste1.

Le boom économique des années 1950, ensuite, est l’occasion d’un gain extrême de popularité dans un contexte social et politique différent. Paradoxalement, l’avènement du maccarthysme correspond au début de l’ère des chansons engagées (les protest songs), à travers lesquelles la jeunesse dénonce tout ce qui lui déplaît. Ce moment, ce phénomène, illustrent bien que malgré les apparences, il n’y a rien de plus dynamique et changeant qu’une culture populaire, si traditionnelle qu’elle semble. Il suffit de lui donner un espace pour se produire et de lui laisser la liberté de se développer. Enfin, les années 60 seront à la fois le sommet et la fin de ce mouvement : Bob Dylan devient une légende vivante à 25 ans, Joan Baez chante un hymne baptiste revisité2 devant la foule qui marche sur Washington pour les droits civiques en 1963. Des artistes septuagénaires ou octogénaires tels qu’Elizabeth Cotten et Mississippi John Hurt sont propulsés à la célébrité quand leurs compositions sont redécouvertes par des aficionados qui, souvent venus des milieux universitaires, sacralisent l’aventure du road trip à travers le vieux Sud et l’Ouest éternel… John Hurt ira jusqu’à partir en tournée à 70 ans à travers l’Amérique pour le mouvement des droits civiques.

Un renouveau philosophique

Le folk revival, en tant que mouvement, se déploie dans une portée résolument politique que son histoire rend des plus évidentes. Dans ses premiers temps, le mouvement oscille entre ce qui pourrait relever d’une part d’un populisme naïf, parcouru de représentations fantasmées de la culture ouvrière – essentiellement blanche, conforme à l’idéal conservateur américain – et d’autre part une véritable philosophie politique du progrès et de l’action directe, dont on ne s’étonne pas qu’elle ait des racines dans le camp social américain – en particulier dans les mouvements syndicalistes. Plus tard, dans les années 1960, c’est dans un contexte de renouveau de l’idéal démocratique qu’évoluera le revival. A travers lui s’exprime une conscience multiple qui pense l’Amérique telle qu’elle pourrait être. Cet idéal démocratique est au fondement de la philosophie américaine ; il a donné lieu à la résurgence – contemporaine du folk revival – de la philosophie politique en Amérique. Et pour cause : la jeunesse des sixties n’a pas le pessimisme de la Beat Generation. Elle s’implique dans l’avenir de la nation américaine ; dans l’avenir du monde, plus proche que jamais. Comme le formule si bien l’historienne Marie Christine Granjon dans son livre L’Amérique de la contestation, cette jeunesse rêve de « préserver un idéal d’égalitarisme dont se sont toujours réclamés les protestataires américains ». D’une profondeur parfois étonnante, la pensée contre-culturelle cherche à s’imposer, sans jamais trouver son équilibre ; son orientation idéologique. Elle infuse plutôt la société américaine, à des échelles diverses. Mais la portée philosophique du folk revival ne saurait être réduite à son inscription dans un mouvement protestataire, si important qu’il fût. C’est aussi la manière de penser la musique et sa création que le folk revival impacte.


L’approche des artistes et aficionados de la folk est radicalement différente de ce que pouvait être la création musicale dans l’industrie pop en plein âge d’or. Les instruments acoustiques redeviennent populaires, en tant que garantie d’une authenticité recherchée. Les jeunes gens s’approprient une tradition musicale et, si l’appropriation privée de la musique n’est pas tout à fait remise en cause, ses critères sont redéfinis : les reprises se multiplient et les compositions contemporaines ne se cachent pas d’utiliser des arrangements centenaires. Les Pete Seeger, les Joan Baez et les Dylan se produisent dans des cafés, le plus souvent seuls ou accompagnés de musiciens non-professionnels. On est bien loin des arrangements orchestraux de la mid-century pop et des comédies musicales, des lobbies du cinéma, des standards de Sinatra.

Race and Culture : c’est là que le bât blesse

En octobre 1967, 100 000 personnes se rassemblent au Lincoln Memorial pour protester contre la guerre. La moitié poursuit jusqu’au Pentagone où ils affrontent la police dans la nuit. Mais le lendemain, alors qu’une seconde manifestation s’organise dans les mêmes conditions, une grande partie des manifestants afro-américains préfère rejoindre celle se tenant au parc Banneker pour les droits civiques. En politique : c’est ici que l’on retrouve la ségrégation. Les mouvements majoritairement blancs comme le SDS3 sont séparés des mouvements afro-américains (Black Panthers, SNCC4) à la fin de la décennie.

Et cette séparation se retrouve en musique : tout au long des années 1950 et 1960, la musique folk demeure une musique produite et consommé majoritairement par les blancs. La tendance s’accentue même dans les années 1960, le blues acoustique étant repris par les artistes blancs et consommé par un public essentiellement blanc. On voit même à la fin des années 60 une sorte de gentrification de cette sous-culture musicale lorsque des cercles d’aficionados se réapproprient ce qui avait été avant le revival une culture « privée ». On est alors amené à se demander, au terme de ces développements, si toute cette histoire de rassemblement des cultures musicales n’était qu’une illusion.

Une chose est sûre : si depuis la fin du XIXe, voire le début du XXe, les musiques populaires blanche et afro-américaine avaient emprunté des chemins largement différents, en fin de compte, tout dépend de la définition de « musique populaire » ou « musique folk ».Le jazz par exemple est-il de la musique populaire américaine ? Qu’en est-il du rock ? Du hip-hop ? Selon la réponse que l’on apporte à ces questions, on peut arriver à l’une ou l’autre conclusion.

Pour ma part, il me semble que la musique folk, c’est-à-dire populaire, est essentiellement définie par la culture qui l’entoure : par les institutions qui la produisent et la promeuvent, par les personnes qui la créent, l’écoutent, la commentent.

En ce sens : rock, blues, jazz, hip-hop, musique spirituelle et folk (au sens restreint de musique inscrite dans la tradition anglo-saxonne) interagissent organiquement. C’est ainsi qu’elles s’intègrent dans l’héritage culturel américain : héritage hétéroclite, bleu et rouge, noir et blanc.

Hugo Genève

  1. Ce seront Woody Guthrie, les Weavers (la grande Ronnie Gilbert et Pete Seeger) ou encore Leadbelly.
  2. We shall overcome
  3. Students for a Democratic Society : il s’agit d’un syndicat étudiant emblématique de la New Left, une tendance marxiste critique du léninisme et de l’Union soviétique.
  4. Student Nonviolent Coordinating Committee : organisme phare du mouvement des droits civiques.

*Cette article fait partie du dossier Au phil’des notes parut dans le n°26 de la revue papier du Médiaphi pour lequel il a été créé une playlist illustrant les différents sujets musicaux abordés : https://open.spotify.com/playlist/615mNvdpGVZI9ifQCOdkTC

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