Médiaphi

Prolégomènes à toute révolte étudiante future

A quoi sert-il d’aller à la faculté de philosophie ? D’ordinaire, la réponse est donnée par le silence qui accompagne le déroulement borné des habitudes : si la faculté fonctionne, elle fonctionne bien pour quelque chose. Impossible pour un étudiant d’envisager sérieusement la question. Il n’a que rarement le temps de réfléchir : il doit philosopher. Seule la perspective sérieuse de l’arrêt permet d’interroger ce qui fonctionne.

L’étiquetage universitaire

Les périodes de mouvement sociaux ont l’avantage de proposer ces perspectives d’arrêt. Pendant le mouvement contre la réforme des retraites de 2023, le mot d’ordre «bloquer le pays» a régulièrement été lancé. Alors, on bloque les universités. C’est quand la décision du blocage est prise au sérieux que des justiciers, muets sur la question sociale qui fait l’événement, surgissent pour donner des réponses à la question de la fonction de la fac et démontrer sa nécessité implacable. Ayant à cœur l’accès à l’éducation, et la liberté d’étudier ils s’écrient : «A quoi bon bloquer une université ?! Rien n’y est produit de matériel. En plus d’attenter à un droit sacré vos efforts sont dépensés en pure perte ! ». Il est ainsi asséné comme une évidence que l’université n’est pas un lieu de production. Ou du moins pas comme les autres ; si elle produit, la faculté ne produit pas de « biens matériels » : il ne s’agit ni de savons ni de conserves. En fait, une production finit tout de même souvent par être reconnue : il s’agit de celle des « esprits critiques ». Le cris d’indignation que provoque la perspective du blocage aurait-il permis de découvrir la fonction de la faculté de philosophie et même de l’université en général, soit la production d’esprits critiques ?

Mais, si nous essayons de nous détacher de l’aspect d’évidence que peut donner la répétition ad nauseam de l’expression, qui croit sérieusement à la production des esprits ? Quand les charlatans qui les traquent n’osent jamais prétendre à plus qu’à les faire parler, il nous faudrait croire que l’université les produits ? Il est évident qu’une production aussi fumeuse ne peut pas être prise au sérieux et encore moins son arrêt par blocage. Mais l’on m’objectera peut-être que ce n’est là qu’un mauvais jeu sur les mots et que la production de «l’esprit critique», comme les autres productions humaines d’ailleurs, ne créer, à proprement parler, rien mais transforme une matière déjà existante. L’esprit d’abord brut, entrant à l’université est raffiné pour devenir critique, comme la matière grasse après la saponification devient du savon. Il reste que cette matière subtile est difficile à percevoir et qu’avec une telle attente pour l’université, à moins d’un troisième œil ouvrant sur le monde spirituel, on est condamné à n’en voir rien sortir. Pour mener à bien l’enquête apparaît alors deux méthodes : ou bien il faut travailler à ouvrir un œil surnaturel afin de pouvoir observer la production universitaire en sa pleine lumière, ou bien il faut faire confiance à sa vision naturelle pour apercevoir quelque chose de suffisant pour nous donner des réponses. Je suis à l’heure actuelle incapable d’ouvrir mon troisième œil. La première méthode me demandera donc à coup sûr plus de travail. Ma fainéantise m’enjoint donc expressément de me contenter d’ouvrir paresseusement mes deux yeux.

Que voit-on entrer et sortir de l’université ? Des personnes. Leur esprit peut-être, leur corps à coup sûr. Très bien. Ce simple mouvement suffit-il à faire une production ? Lorsque la matière grasse rentre dans la fabrique et qu’un savon en ressort la différence est visible. Alors que la matière était informe la voilà en cube empaqueté avec une étiquette. Étant moi-même entré et sorti de l’université je m’observe, j’ai légèrement changé : mes cheveux courts sont maintenant longs et j’arbore une barbe sublime. Est-ce là la transformation que produit l’université ? Je regarde les autres étudiants et étudiantes qui sortent et je dois avouer que le résultat n’a rien de semblable. Je rejette la piste, j’avance : j’ai découvert pour moi-même que l’université n’est pas un salon de coiffure ! Mais qu’ont donc les étudiants de commun à la sortie de l’université ? Si à la différence de la matière grasse leur corporéité n’a pas été standardisée (du moins pas totalement), je m’aperçois que, comme les savons, ils ont tout de même reçu leur étiquette. J’ai la mienne aussi, j’en serai presque fier. Elle indique «Licence de philosophie». Que signifie cette étiquette ? Un rapide détour par le site de Lyon III m’apprend qu’elle assure du bon développement de mes « qualités d’analyse et de synthèse, d’expression et d’argumentation, très appréciées pour poursuivre des études complémentaires ou pour une recherche d’emploi. » Chouette ! Cela me servira sans doute puisque je suis maintenant contraint de chercher un emploi ! Mais pour l’instant je cherche ce qu’a bien pu produire mon passage à la faculté de philosophie. Mes yeux me le montrent : une étiquette donc. Mais ce que m’assure le site de la faculté c’est que cette étiquette a un contenu. Elle assure qu’il se trouve en ma mémoire un socle large de connaissances philosophiques et d’histoire de la philosophie. En un mot voilà l’étiquette qui rend sensible la production spirituelle en nous épargnant le développement de pouvoirs surnaturels. Comme ces étiquettes qui assurent d’un objet qu’il est incassable, mon étiquette assure la qualité de mon esprit cultivé, critique et philosophant. Cependant, quiconque a déjà mis sérieusement à l’épreuve un objet «incassable» sait se méfier des étiquettes. Pour avoir une idée claire de la qualité d’une production, il faut suivre son processus de fabrication.

Suivons donc tel étudiant que l’on a observé entrer dans l’université. Que voit-on ? On le voit marcher dans des couloirs pour aller s’asseoir sur une chaise pendant une durée variable une,deux,trois ou quatre heures. Mais, à mieux observer, on s’aperçoit qu’il existe pour l’étudiant deux étapes distinctes : Dans la première il trouve en face de lui un professeur qui va parler pendant le temps où il est assis. Dans cette situation le comportement de l’étudiant est sujet à de multiple petite variation il peut tout aussi bien prendre des notes qu’utiliser son ordinateur pour jouer pendant que le professeur parle, discuter discrètement avec un ou une camarade, dormir, il peut aussi simplement s’en aller voir s’intéresser au à ce que dit le professeur. Il s’agit d’un cours. La seconde étape est marquée par un comportement largement plus normé. L’étudiant se trouve toujours assis, seulement cette fois le professeur en face de lui reste également silencieux pour les deux, trois, quatre prochaines heures. L’étudiant restera assis et écrira sur des feuilles le temps qu’il reste dans la salle avant de rendre ces feuilles au professeur silencieux. Il s’agit d’un examen. Voici donc les deux étapes principales permettant la production de l’esprit critique de l’étudiant philosophe (ou autre). Mais quelle relation entretiennent ces deux étapes entre elles ?

Fonction interne de l’examen

Il est clair que seul l’examen a une relation directe avec l’étiquetage que produit l’université puisqu’un système de notation des étudiants fait dépendre directement l’obtention du diplôme de cette étape. Logiquement l’étape du cours se trouve subordonnée à l’examen comme moment de préparation passive de l’étudiant à sa transformation active assurée par l’examen. De ce point de vue l’étape du cours est au final semblable à ce que Walter Benjamin décrivait déjà dans les universités allemandes en 1915 : « Du point de vue du sentiment esthétique, le plus frappant sans doute et le plus éprouvant dans le phénomène universitaire est la manière machinale dont les auditeurs suivent le cour magistral. »1. Pour contrecarrer cette passivité, Benjamin avançait l’étrange idée selon laquelle l’université dans son fonctionnement devrait « reposer sur la productivité des étudiants ». A l’inverse de cela, comme nous l’indique la description faite par le site de Lyon III, une licence de philosophie ne témoigne pas de la production de l’étudiant, mais bien de ce que l’étudiant a été produit d’une certaine manière (d’ailleurs, si l’étudiant avait véritablement produit quelque chose en tant qu’étudiant, y aurait-il besoin d’une étiquette pour le certifier ?). Pourtant durant l’étape de l’examen l’étudiant est bien mis en ce qui semble être une position depuis laquelle a lieu une production. Mais qu’est-ce qui est alors produit ?

Qu’on se rassure, nous sommes en général aussi éloignées que possible d’une démarche créatrice lors de la production de ces choses si standardisées qu’elles sont très justement nommées « copies ». En réalité, chaque étudiant sait que la première chose que produit un examen avant même qu’il ait pu prendre en main le moindre stylo est un effet sur lui-même. Ainsi, si dans les rares et timides moments où la réforme de l’université est envisagée, la parole étudiante suggère pudiquement de « réduire […] le traumatisme de l’examen »2. La réalité physique de cet effet m’a récemment été rappelé par une étudiante philosophe fine observatrice des cabinets : « Avant un exam’ on chie mou ». Si on voulait que les professeurs connaissent réellement le résultat de leurs partiels il serait sans doute plus efficace de leur flanquer la tête dans les cuvettes de toilettes pour leur faire goûter l’état des selles un jour d’examen que de leur imposer la lecture des copies. En plus du gain de temps, cela serait sans aucun doute moins répugnant que de leur imposer la longue lecture de ces pseudo-productions dont seuls les étudiants les plus pitoyablement dociles peuvent tirer une quelconque fierté. Chaque étudiant sincère envers lui-même sait que la joie que l’on peut tirer de l’exercice de l’examen, quand on en ressort pas simplement avec sa propre honte, est au mieux la joie du chien heureux de savoir qu’après avoir fait une galipette il obtiendra un sucre de son maître. L’examen auquel est subordonné toute la vie étudiante actuelle est par excellence le lieu d’humiliation où « l’esprit critique » est constitué comme esprit docile dans un mouvement de standardisation que reflète le normativité d’attitude corporel excessive qu’il s’y observe et que nous avons déjà décrite. Il a fallu un penseur matérialiste pour s’étonner de ce que lorsqu’une table se retrouve exposée comme marchandise, tout se passe comme si celle-ci se dressait sur sa tête bois en face des autres marchandises et se mettait, pour se distinguer, à jouer des coudes et des pieds de manière aussi étrange que si elle s’était mise à danser3. Nous manquons sans doute d’une table penseuse pour nous étonner assez de ce que dans une salle d’examen tout se passe comme si les individus renonçaient à leurs mouvements singulier pour se figer dans une forme standard et impersonnelle4.

Ne pas comprendre la centralité de l’examens et sa puissance humiliante pour l’individu rend incompréhensible certains comportements étudiants. C’est ce que nous révèle la question sincèrement posée par Mr. Tristan Garcia à l’occasion de son entretien dans le premier numéro du Média P’tit : « Pourquoi est-ce qu’on est mieux assis au fond de la salle que devant ? Parce que quand j’étais étudiant, j’avais la réponse, mais je l’ai perdue en devenant enseignant. »5. Nous sommes maintenant en mesure de proposer une réponse : L’attitude grégaire de caniche apeuré que Mr. Garcia nous avoue avoir lui-même adopté en tant qu’étudiant est induite par la crainte que l’examen diffuse jusque dans les cours magistraux. Par ailleurs, les quelques étudiants de premier rang savent bien qu’ils ne font pas autre chose que de faire les beaux devant « l’enseignant » dans lequel pour la perception étudiante prime d’abord, de manière tout à fait logique, le statut d’examinateur.

Fonction externe du diplôme

L’actuelle vie des étudiants, la perception même qu’il développe des interactions sociales au sein de l’université, est donc entièrement subsumée à l’examen. En plus d’exercer une fonction d’humiliation généralisée sur les singularités étudiantes, l’examen comme voie d’accès à un diplôme valorisant sur le marché du travail permet également d’humilier celles et ceux n’étant pas passé par l’université. Cela en leur reprochant leur absence d’étiquette pour les dévaloriser brutalement. La chose apparaît formulée de façon limpide lorsque, inquiétée par des perspectives de révolte, la justice de classe du pays se trouve acculée à exprimer sa brutalité avec un plaisir cruel difficilement voilé. Un exemple : le 30 juin 2023 lors d’une comparution immédiate faisant suite aux révoltes populaires déclenchées par le meurtre policier de Nahel Merzouk, lorsqu’est découvert que Yamadou jeune accusé de 21 ans a arrêté ses études en seconde, il peut être vomis de la bouche d’une juge dans une expression où les effets du racisme post-colonial et le mépris de classe sont indiscernables : « La première des choses, quand on veut s’insérer, c’est d’avoir des diplômes »6. Il sera requis contre Yamadou qui, comme le rappel son avocate, avait déjà vu son cousin tué par la police française de six balles dans le corps, huit mois de prison ferme avec mandat de dépôt .

Si l’examen sert à produire l’esprit de l’étudiant, il est clair depuis bien longtemps pour toutes les pensées sérieuses qui se sont penché sur le phénomènes de l’enseignement supérieur contemporain, que le diplôme est d’abord « fait pour ceux qui ne l’ont pas » et sert de prétexte justifiant les violences sociales mais aussi policières qui s’exerce sur les populations qui ne « s’intègrent pas assez ». C’est là bien-sûr un état de fait qui n’aura, par exemple, pas échappé au responsable de la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain) Christian Tein qui lors des révoltes anti-coloniale Kanakes de mai 2024 , tout en appelant au calme, déclarait aux micros de France info « J’assume les difficultés que traverse cette jeunesse-là qui n’a pas eu droit, ces jeunes diplômés dans les quartiers aujourd’hui, qui n’ont pas eu le droit à cette chance de se construire une vie. ». La manière dont Christian Tein se reprend pour souligner à destination d’une opinion publique française englué dans son racisme colonial que les émeutiers ne sont pas des « chairs de haine sans cervelles » comme on a pu entendre dire au même moment, mais bien des personnes ayant théoriquement acquis toutes les marques de « la bonne civilisation » ( Ils sont diplômés !), rend évident à qui veut bien l’entendre que le diplôme ne permet pas seulement d’exclure des individus des postes de cadres ou de « main d’œuvre instruite » mais aussi d’exclure des pans entiers de la population de l’accès à la dignité qui leur appartient. Evidemment, comme le constate amèrement Christian Tein, la promesse du diplôme comme voie d’accès à la dignité est, comme toute promesse émanant d’une dynamique coloniale, un mensonge que les dominants ne font valoir que lorsque les conditions fixées ne pouvant être atteintes permet un discours justifiant tranquillement la domination imposée.

Il est ainsi clair que le monde étudiant ne pourra se révolter sérieusement contre rien tant qu’il ne se sera pas révolté contre la manière dont est organisée ses propres études. C’est-à-dire contre l’examen comme point central subordonnant indissolublement toute la vie étudiante au service de la fonction d’étiquetage capitaliste pour le marché du travail comme à la fonction coloniale et post-coloniale d’exclusion de populations de l’accès à leur dignité. La perturbation du déroulement des examens est aujourd’hui ordinairement présentée comme un obstacle malheureux perturbant les mobilisations étudiantes. Elle est en réalité le point de départ nécessaire à partir duquel il est donné aux étudiants et étudiantes la possibilité de porter des aspirations authentiquement révolutionnaires en partant de la base qui leur appartient en propre. Base qui s’étend, de par l’effet même d’étiquetage que produit l’université, des campus aux institutions politiques et économiques qui emploient la « main d’œuvre instruite ». Toute révolte étudiante à venir, si elle entend porter un horizon d’émancipation réel, ne pourra faire l’économie de se donner les moyens de rendre effectif un mot d’ordre déjà apparu en 1968 et depuis trop longtemps éclipsé :

Abolition des examens, abolition du capitalisme !

L’étudiant Ragé

  1. Benjamin Walter, “La vie des étudiants” (1915)
  2. Voir les revendications étudiantes exprimé dans les commissions transitoires cherchant à réformer l’enseignement supérieurs mis en place à Lyon grâce au mouvement étudiant de mai 68 cf. Comte, Bernard et Bayard, Françoise, L’université Lyon 2 1973-2004, Presse Universitaires de Lyon, p.33 (2004)
  3. Cf. Marx, Karl, Le Capital, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », (1867)
  4. N.B Ce qui n’empêche l’étudiant lorsqu’il a fini, par son étiquetage, d’être produit comme marchandise de devoir exécuter sur le marché du travail la même danse ridicule et humiliante que n’importe quelle autre marchandise. C’est-à-dire de devoir faire des pieds et des mains pour espérer être acheté par un employeur.
  5. « Le p’tit invité- Tristan Garcia », Le Média p’tit , n°1, (2024)
  6. « Aux comparutions immédiates : “ Bêtement, j’ai pris le mortier. Je voulais l’allumer, comme je l’avais jamais fait” », Médiapart, 1 juillet 2023

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