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La haine du Black metal*

Le black metal, peut apparaître aux oreilles non-averties comme une « masse sonore repoussante, hermétique, inaudible, hurlante.»1. Pour cause, il est un des derniers sous-genres issues du phénomène de fragmentation que connaît la musique heavy metal dans les années 1980. Il peut donc être considéré comme une surenchère du langage musical heavy metal alors même que ce dernier est déjà considéré comme une surenchère du rock. De plus, la musique black metal est indubitablement marquée par une recherche de violence et de transgression. Pour une partie de la scène, cette recherche a fini par se tourner vers des thématiques telles que le paganisme européiste, le questionnement identitaire voire, parfois, le nationalisme européen. Autant de thématiques prisées par l’extrême-droite qui a vu dans le black metal un champ musical propice à l’instrumentalisation. Une partie du genre est aujourd’hui de facto, une de ces subcultures musicales «devenues éléments constitutifs de la culture nationaliste-révolutionnaire/néodroitière»2. Cette situation sulfureuse du black metal sur la scène musicale force l’interrogation sur les liens entre esthétique et idéologie. Qu’exprime donc la passion haineuse que le black metal semble s’être fait vocation d’incarner ?

Crier la haine

Commencer une réflexion sur la musique black metal en partant du sentiment de haine, ne revient pas automatiquement à se poser du point de vue des détracteurs pensants pouvoir se contenter du constat de la présence (pour les plus rigoristes) ou de la prépondérance (pour les plus laxistes) de cette odieuse passion pour disqualifier le genre. Dans le cas du black metal, partir de la haine, c’est d’abord prendre au sérieux une thématique mise massivement en avant par le genre lui-même. Dans sa thèse de doctorat, Camille Bérat, en recensant l’expression des sentiments dans les paroles des morceaux black metal, montre que la haine arrive en deuxième position parmi les plus exprimés. En fait, il serait plus juste de dire qu’elle occupe les deux premières places, la première étant occupée par une émotion qui n’est qu’une sous-catégorie de la haine autonomisée par la classification : la misanthropie. C’est-à-dire, une haine dont l’objet a été spécifié comme étant l’humanité. Dès lors, si l’on s’en tient à la définition spinoziste de la haine comme tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure, le black metal semble vouloir faire sienne cette haine étrange qui pose l’humain comme cause extérieure de sa propre tristesse c’est-à-dire, de son impuissance.

Lorsqu’on a en tête la proximité de certains pans du black metal avec les milieux d’extrême-droite il peut être tentant de réduire l’analyse des relations entre esthétique et idéologie à une conception grossièrement mimétique. Une musique faisant de la haine un affect central de son esthétique serait intrinsèquement tournée vers des idéologies haineuses. Il est pourtant bien sûr fallacieux de penser qu’une passion comme la haine puisse être d’emblée teintée politiquement. Les perspectives idéologiques semblent plutôt désigner des objets de haine différents et il est difficile de considérer toutes haines comme ayant la même valeur tant politique que morale ou éthique. Aussi lorsque certains haïssent des races supposées, d’autres haïssent les indifférents3. Si la thématique de la haine, et particulièrement de la haine de l’humanité peut sembler faire fond commun, la scène black metal n’est en rien uniforme politiquement. Alors que des frangent se revendiquent ouvertement de certaines idéologies néonazies d’autres, revendiquant également une politisation, se réclament explicitement de la gauche voire de la lutte antifasciste. Aussi est-il bon de rappeler que la place particulière qu’a pris l’extrême-droite sur cette scène musicale n’est pas le pur résultat d’un développement esthétique endogène, mais qu’elle est aussi dû à une conjonctures historique particulière.

Brève histoire de la haine

Alors qu’à ses débuts le black metal est extrêmement confidentiel, il est brutalement médiatisé à l’internationale à la faveur de différents événements macabres et violents. Parmis ceux-là, l’assassinat d’Euronymous par Varg Vikernes, musicien considéré comme précurseur du black metal. Entaché par ces événements, le black metal est alors rejeté non seulement par l’opinion public mais aussi par une très large partie de la scène metal. Pour Camille Béra cette surexposition soudaine et négative est un des éléments qui peut permettre d’expliquer le replis du genre sur soi même et la propension à un «sectarisme musical» mettant un point d’honneur à véhiculer une musique difficile d’accès pour «la masse» ainsi que le repli sur soi identitaire. Comme pour incarner à son niveau maximal ce replis identitaire, Varg Vikernes a évolué des thématiques d’un satanisme revendiqué vers l’occultisme nazi et un paganisme nordique dont il se réclame aujourd’hui. Vivant en France, il soutient en 2011 la candidature de Marine Le Pen dans la lettre intitulée «chère France». D’abord précurseur de la scène black metal il devient alors un représentant majeur de la frange NSBM (national-socialist black metal) qui, marginale, affiche ouvertement un discours néonazi. Comme l’indique Stéphane François pour décrire les rapports à l’extrême droite dans le cas d’un musicien comme Vikernes « il ne s’agit plus d’entrisme mais de la concrétisation d’une démarche créative, d’une conviction inscrite dans un projet musical particulier ». La place de l’extrême droite dans le milieu black metal ne se résume cependant pas à des «projet[s] music[aux] particulier[s]». L’entrisme dans les milieux subculturels a en fait été pensé dès les années 1970 par la droite radicale. Le black metal bien qu’il ne naisse que dans les années 1990, a très rapidement été la cible de cette stratégie. C’est ce que confirment par exemple les propos rapporté par Sthéphane François dans La musique europaïenne : ethnographie politique d’une subculture de droite (2006) du militant de Troisième Voie4, aujourd’hui proche du Rassemblement national Christian Bouchet : « Dans les années 1980 […]. Nous [les membres du bureau politique de Troisième Voie] étions influencés par les expériences allemande de protest songs nationalistes […]et nous avons voulu à la fois que notre courant ait son style musical propre, qui soit pour la jeunesse nationaliste une alternative à la Oï!/RAC, et toucher une population avec laquelle nous n’étions pas en contact en créant une proximité culturelle avec elle via la musique. L’opération s’est déroulée avec des articles réguliers dans nos organes de presse, des entretiens, la création d’un label et de groupes.[…] Nous l’avons même étendue par la création de fanzines et par “ intérêt ” pour le black metal considéré comme potentiellement porteur en termes d’influence.». Il ne fait donc aucun doute que l’extrême droite a su profiter d’une acculturation politique due à la retombée des idées révolutionnaires répandues depuis les années 1967-1968, qui, notamment en temps de récession, ont laissé place à un désarroi généralisé dans les milieux musicaux de l’après-punk. Cependant le fait que le black metal soit presque instantanément apparu comme «porteur en terme d’influence» aux idéologues de l’extrême droite, nous pousse à interroger les prises qui ont pu être repérées dans ce genre particulier par des sensibilités « nationaliste-révolutionnaire/néodroitière ».

Le paradoxe de l’authenticité dans la musique black metal

Pour comprendre l’esthétique black metal, il ne suffit pas de s’arrêter au discours qu’il produit sur lui-même à travers ses textes. Comme musique, il est avant tout une production sonore. Tout discours esthétique sur le black metal doit donc s’intéresser au son qu’il produit. Or, une des caractéristiques les plus surprenantes de cette musique est la qualité d’enregistrement des morceaux. Si la tendance varie évidemment entre les groupes, il reste que le black metal est globalement caractérisé par un son lo-fi rendu volontairement « sale ». Cette «saleté» est bien souvent le fait de bruits résiduels laissés par la médiation technique du dispositif d’enregistrement. Cette caractéristique est parfaitement assumée par les adeptes et vaut au black metal la réputation paradoxale d’une médiocrité technique associée à un élitisme de l’auditoire. Ce son particulier peut en fait être considéré comme témoignant d’une relation particulière à la technique au cœur du genre. Le son volontairement dégradé du black metal a la tâche d’incarner une rébellion face au lissage technique et à la « bonne production ». Le son fait dès lors la part belle aux fréquences parasites qui ne sont volontairement pas estompées. Cette recherche du « pire » a d’ailleurs reçu le nom de corpsesound ou necrosound . L’esthétique black metal est donc dépendante à travers la recherche de ce son particulier de la médiation technique. Si la distorsion des guitares, rendue possible par la modification du signal électrique d’un appareil visant à reproduire un son, est mobilisé pour donner une couleur particulière à tous les sous-genres de heavy metal, les avancées des techniques de reproduction sonores semblent jouer un rôle supplémentaire sur la scène black metal. Ce rôle est rendu perceptible par l’importance joué dès le début du genre par les one man band 5 (Bathory, Leviathan, Striborg… ) qui comme l’indique Camille Béra «se départi[ssent] de la nécessité de jouer sur scène». Cette place de l’enregistrement met au centre même de l’esthétique la possible transposition du black metal dans un objet technique permettant sa diffusion massive (bande magnétique, cd, fichier numérique…). Paradoxalement, ce son qui, de fait, met en exergue à travers les bruits parasites la reproduction technique inscrite au cœur de la musique se subordonne à une « éthique » de l’authenticité qui dans les entretiens réalisé par Camille Béra auprès d’artistes de la scène se traduit par un discours de rejet de la marchandisation et par l’opposition binaire d’un underground survalorisé par rapport au mainstream. Camille Béra rapporte ainsi les déclarations d’un musicien anonyme faisant vertu de sa non-diffusion, ce dernier ayant veillé à distribuer ses enregistrements seulement « à des personnes de confiance qui sauraient apprécier la musique et qui la garderait underground ». La tendance qui cherche à faire des marques laissés par les dispositifs d’enregistrement un signe d’authenticité musical est pourtant proprement paradoxale si, comme le fait Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, nous comprenons l’authenticité comme le hic et nunc (ici et maintenant) qu’une reproduction ne peut conserver d’une œuvre originale. Cette définition implique en effet que l’œuvre originale est authentique sous un double rapport : sa production et sa réception. D’une part elle a été produite par un ou plusieurs gestes uniques, d’autre part, son mode de réception exige que l’on se déplace vers elle (en concert par exemple), l’authenticité de l’œuvre va de paire avec son unicité. Ainsi, la reproduction technique de la musique se distingue de sa reproduction manuelle (permise par exemple par les techniques de notation musicale) en ce qu’elle n’externalise pas seulement la mémoire nécessaire à la reproduction d’une mélodie mais aussi les gestes du musiciens. La reproduction technique sappe donc les conditions d’après lesquelles l’authenticité peut faire autorité. Dans le même temps qu’elle permet les dégradations sonores propres au «true» black metal, elle lui interdit tout accès réel à une authenticité dépassée en «[délivrant] l’art de son existence parasitaire dans le sacré» pour reprendre une formule benjaminienne. La relation particulière que noue une éthique aristocratique de l’authenticité et les traces de la technique consubstantiel à la musique black metal témoigne du décalage entre la recherche d’une pratique musicale authentique et la puissance de la technique moderne. C’est en partant du constat de ce décalage central qu’il est possible d’émettre l’hypothèse que la haine présente dans les textes black metal peut être comprise comme l’expression d’un affect moteur sous-jacent : la honte prométhéenne

Imaginer Prométhée honteux

La notion de « honte prométhéenne », développée par le philosophe Günter Anders, désigne « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriqué ». Placer une honte au cœur de la proposition esthétique black metal peut sembler surprenant étant donné que ce sentiment est absent du déluge de passions tristes qui occupent les premières places de la quantification par Camille Béra des sentiments les plus évoqués dans le black metal (tristesse, désespoir, souffrance…). Pourtant, lorsqu’on parle d’une honte, sa non-manifestation ne peut pas servir d’argument à l’affirmation de son absence. Comme le souligne Anders, par définition la honte ne se manifeste pas car lorsqu’elle se «manifeste», elle se dissimule : «celui qui a honte cherche à dissimuler son opprobre et à disparaître. » En conséquence de cet échec celui qui ressent la honte « adopte[…] une attitude directement opposée par exemple, […] l’impudence. Il change littéralement de peau pour cacher qu’il a honte de lui-même. » La transgression permanente du black metal tirant volontier vers le grandguignolesque et le «changement de peau» presque littéral auquel se livrent les musicien·enne·s à travers la généralisation du corpse paint6 ne présente peut-être une similitude avec cette description du comportement honteux que par coïncidence. Il reste que la contradiction au cœur du black metal entre éthique et technique que nous avons mis en évidence, nous dirige assez naturellement vers l’idée d’un décalage compris comme une situation contradictoire proche de la contradiction qu’une personne honteuse peut ressentir. La situation de honte se caractérise en effet elle aussi par une contradiction principielle : «qui a honte de soi se rencontre en même temps identique et non identique à lui-même. (“C’est bien moi , mais ce n’est pourtant pas moi”) ». Lorsque l’esthétique black metal est considérée à l’aune de sa contradiction interne, les marques techniques sont à la fois le signe d’un travail « humain », imparfait, raté et celui d’une humiliation devant une technique qui le dépasse. La spécification misanthropique de l’affecte de haine dans les paroles black metal peut bien souvent se rattacher à cette volonté d’humiliation. Pour Anders, la volonté d’humiliation produite par la honte prométhéenne est accompagnée d’hybris en ce qu’elle invente dans la technique une instance à partir de laquelle poser des prétentions nouvelles mais qui se trouvent tellement démesurées qu’elle ne laissent pas d’autre choix que de se rejeter comme n’étant pas à la hauteur.

La volonté de rabaissement de l’humanité résultant d’une honte prométhéenne peut tout à fait trouver un débouché dans des idéologies mortifères. Un musicien refusé dans un festival pour ses proximités avec la frange NSBM, s’explique sur un texte faisant référence aux Juden frei, nom donné aux zones «libres de juifs» décidées par le IIIème Reich : “ [il s’agit] d’explorer la déshumanisation», «sans la glorifier». Si l’on fait le choix d’accorder la sincérité à cette ligne de défense, il est impossible de ne pas songer, au moins par proximité chromatique, à la phrase d’Adorno qui dans un texte tiré de sa Théorie esthétique, « L’idéal du noir » affirme : « Pour subsister au milieu des aspects les plus extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d’art qui ne veulent pas se vendre pour servir de consolation doivent se faire semblable à eux. » L’hypothèse de la honte prométhéenne comme affect moteur du black metal offre une clé de lecture qui permet de comprendre les prises trouvée dans ce genre par les sensibilités «nationaliste révolutionnaire/néodroitière». Pourtant cette réponse idéologique à une sensibilité humaine humiliée renonce à aller jusqu’au bout de son intuition esthétique en rendant la honte impossible par la suppression stérile de l’humanité face à une technique érigée en fétiche du déclin. L’esthétique black metal pour être « authentique » doit aller au bout de la contradiction qui lui travaille les viscères. Comme le décrit Günther Anders, pour l’être conscient d’une humiliation et qui ne trouve pas d’échappatoire puéril à son coram7, « le sol se solidifie sous les pieds de la honte et […] celle-ci ne peut que s’accumuler, fébrile, sous la forme d’une honte de la honte ». Il ne s’agit dès lors plus de la honte prométhéenne mais une réitération sur sa base qui apparaît à ce titre aux yeux d’Anders comme étant, peut-être, « le premier antidote apporté à la “honte prométhéenne” » . L’accomplissement d’un programme esthétique associé au black metal pourrait bien à ce titre se trouver dans un «tour de prestidigitation» analogue à celui que Benjamin appelle à propos de la compréhension esthétique future de la guerre à la fin de son texte de 1930 « Théories du fascisme allemand» qui consisterait également à refuser de voir dans l’humiliation technique un surgissement magique pour y découvrir une réalité quotidienne dont il faut avoir honte et appelant sa métamorphose. Peut-être est-ce là le seul tour capable de « faire pièce à cet obscur sortilège runique » qu’est le black metal.

«Il faut […] rendre la honte plus honteuse encore, il faut les forcer à danser, en leur faisant entendre leur propre mélodie !»-Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Karl Marx

Justin Nony

  1. Béra Camille, « Le Black Metal : une genre musical entre transgression et transcendance» sous la direction de Pierre Albert Castanet, Université de Rouen, p.9
  2. François Stéphane, Une avant-garde d’extrême droite, Ed. de la Lanterne, p.135-136 (2022)
  3. Gramsci Antonio, Je hais les indifférents (https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1917/02/indifferents.htm )
  4. Troisième Voie est un mouvement nationaliste révolutionnaire français, né en 1985 de la fusion du Mouvement nationaliste révolutionnaire avec des dissidents du Parti des forces nouvelles, auto-dissous en 1992.
  5. Par ce terme sont désignés les musiciens qui par l’intermédiaire de l’enregistrement sont à même de produire seul leur musique qui réclame pourtant le jeu simultané de différents instruments (batterie, guitare, clavier…)
  6. Nom donné à la technique de maquillage noir et blanc très utilisé par les artistes black metal dans le but de se donner une apparence inhumaine.
  7. Günther Anders souligne que la honte est un acte psychologique caractérisé par sa “double intentionnalité” en ce qu’elle ne se rapporte pas seulement à un objet intentionnel visé (l’opprobre) mais aussi à une instance devant laquelle être honteuse, que l’on fuit. C’est à cette instance qu’Anders donne le nom de « coram ».

*Cette article fait partie du dossier Au phil’des notes parut dans le n°26 de la revue papier du Médiaphi pour lequel il a été créé une playlist illustrant les différents sujets musicaux abordés : https://open.spotify.com/playlist/615mNvdpGVZI9ifQCOdkTC

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