Médiaphi

Inspiration en béton armé

Souvent en voiture, j’ai entendu « tu vois avant il n’y avait rien ici, c’était que des champs. »

J’en prenais note. Étonnée que l’on eût laissé faire.

Maintenant je me demande ce que je vais dire à ma progéniture.

« Tu vois avant il n’y avait rien ici, c’était que du ciel. »

C’était que des personnes qui marchaient sur des trottoirs trop étroits. Que des bus, des voitures, des motos, des vélos et d’autres véhicules qui déferlaient sur les routes, comme l’hémoglobine dans une artère. L’air n’était pas respirable, pourtant on le faisait. Les gens se croisaient sans se saluer, mais on tombait amoureux. On sentait la vie en frôlant la mort sur un carrefour. 

Moi qui venais de la campagne, j’avais appris un autre langage, corporel et violent.

J’étais devenue un énième membre solidaire et pourtant isolé d’un corps. La promiscuité étouffait et l’effervescence galvanisait. On faisait les mêmes choses, au même rythme et toujours plus vite. Métro, vitesse, file d’attente, bousculade, bar, cacophonie, mer humaine. Sur le métronome d’un jazz ardant, battu par le fouet des passants, elle nous racontait ses mémoires, ses habitants et ses désastres.

J’arpentais ses ruelles, je caressais son pavé, au gré d’un graff, où l’odeur me menait. Je lisais ses noms en attendant l’imprévisible. Renversée par ses dimensions titanesques, ses prouesses architecturales, la chaleur de ses quartiers dissemblables. Je photographiais son allure au détour d’une terrasse, du rouge aux lèvres de ses feux, des paillettes aux paupières de ses fleuves. J’entretenais rapidement une conversation du soir, dans un second souffle où s’y mêlait une ambiance rock et décadente. Là où la sobriété avait une attraction pudique, l’extraversion de la ville fantasmait même les plus réservés. Et j’en avais fait partie. 

A ceux qui disent qu’il y a trop de monde, fuyez !

Agglutinés comme des éphémères à la lumière d’un réverbère, les individus s’entrechoquaient, sans nul autre but que de se foutre en l’air. Acrobate, j’avais appris à jouer de ce déséquilibre. Le temps de quelques heures le ciel pouvait nous tomber sur la tête. C’est bien ce qui leur était arrivé à ces âmes errantes et décharnées. 

Sur la passerelle suspendue j’avais compris que l’inattendu relevait de la magie. Quand certains, terre à terre et vif d’esprit, ne voyaient que les chiffres, les taux, les rendements et les émissions ; d’autres, comme moi, dessinaient au fusain un monument, contaient l’histoire d’une rencontre improbable, slamaient sur le beat d’une danse sous une arche un soir de pluie. Temple de milliers de créateurs dont la plume ne s’arrêtait pas de noircir le rouleau, elle s’était édifiée et réinventée durant des millénaires. Nous en étions de modestes pratiquants de passage, oubliant toujours qu’un environnement est aussi un héritage.

Muse des courants, égérie des foules, je me laissais emporter dans ses tourbillons.

Culture d’un temps, utopie des fous, elle m’offrait le rêve de mes inspirations.

Manon Colas

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