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La non mixité : essence radicale ou radicalisation de la pensée féministe ?

A la suite de Mai 1968, ce qu’on appelle la « seconde vague » du mouvement de libération de la femme est marquée par de grandes figures militantes telle que Christine Delphy, pour ne citer qu’elle. Née en 1941, elle est l’une des fondatrice du MLF (mouvement de libération des femmes) dans les années 1970. Elle devient sociologue, théoricienne et membre du CNRS.

Christine Delphy et son militantisme

C’est notamment grâce à sa rencontre avec Simone de Beauvoir, mais également les trois ans qu’elle passe aux États-Unis, qu’elle découvre et renforce ce qu’elle nomme la «lutte pour mes semblables». Déjà avec l’idée presque avant-gardiste de créer un mouvement de lutte pour les femmes, elle rentre en France en ayant l’envie de changer les choses. L’une des actions les plus médiatisées pour l’époque, et qui marque le début d’un militantisme revendiqué, se déroule le 26 Août 1970, quand neuf militantes du MLF tentent de déposer une gerbe de fleurs au pied de la tombe du soldat inconnu, non pour cette illustre figure, mais au nom de sa femme, décrite comme «encore plus inconnu que son mari». Cinquante ans plus tard, Christine Delphy évoque cette manifestation comme celle qui à redonné un souffle au militantisme. Elle évoque aussi les conditions dans lesquelles elles se sont fait arrêter : «les flics nous poussaient assez brutalement dans le commissariat, (…) le commissaire nous a dit «vous n’avez pas honte ?». C’étaient, pour les policiers de l’époque, un symbole de désacralisation rien que de voir des femmes à cet endroit. Christine Delphy parle régulièrement de cette action comme celle qui à rendu la suite plus impactante : «Après ce 26 août, on a recommencé des réunions et d’autres actions. Toutes avaient une ampleur plus grande.»

La non mixité au cœur de la pensée féministe radicale dans les années 1970

Le MLF se revendique non-mixte, utilisant un vocabulaire marxiste pour situer ce qu’est le féminisme matérialiste. Une lutte des classes, divisés en deux parties qui ne sont régies que par les exploités et les exploiteurs. Au-delà des croyances culturelles de la «supériorité» du genre masculin sur le genre féminin, la société capitaliste et économique est aussi une preuve de l’existence des classes au niveau des conditions matérielles, d’où le terme «matérialiste». Christine Delphy revendique que le système de production capitaliste aide le patriarcat, «en donnant un travail et un salaire inférieur à la Femme». Sans rien enlever aux combats et aux militantismes pour le droit des Femmes, le MLF établit que dans certaines situations, la présence d’hommes ne fait pas avancer la cause, et au-delà de ça, rend le dialogue impossible «[les endroits non mixte] permettent aux femmes de recouvrer leur vraies pensées, de le dire sans avoir peur de choquer qui que ce soit […] sans avoir peur qu’on leur [les femmes] impose de se taire». Christine Delphy s’engage dans la vision d’un féminisme matérialiste, qu’elle compare à la lutte des droits des personnes noires aux Etats-Unis. Elle parle à plusieurs reprises du complexe d’infériorité que ressentent les femmes, et appuie le propos «les Femmes comme les noirs ont un complexe d’infériorité, au-delà du complexe, c’est parce qu’on les traites comme inférieures». Dans la préface de son ouvrage Classé Dominé (2008), C. Delphy explique que les blancs d’une manière générale sont vus comme les supérieurs hiérarchiques et sociaux des classes opprimés.

Redonner une place à la parole des Femmes

Sur la question de la non-mixité au sein des mouvements de libération des droits des femmes, ou plus communément appelé « mouvement féministe» les avis sont tranchés. Serait-ce vraiment une radicalisation du mouvement féministe que d’interdir l’accès à des réunions ou des interventions aux hommes, dans le cadre de la création de «safe spaces» pour les femmes ? Si la définition de radicalisation emploie les termes de «plus extrême», est-ce parce que les actions des mouvements féministes ne se font pas assez entendre ? C’est une question tout à fait rhétorique, sur laquelle bon nombre de militantes ont déjà pris la parole. Mais soulignons qu’en 2020 par exemple, le salaire des femmes était encore inférieur de 23% à celui des hommes et que plus de 80% des femmes avaient déjà été victimes d’harcèlements sexuels dans les lieux publics, que le racisme et la discrimination dans le monde du travail ne diminuent pas, on peut donc entendre que les mouvements féministes veulent faire encore plus de bruit. A l’aube de 2022, l’expression de «non-mixité» ou encore de «mixité choisie» prend de plus en plus de place, et peut-être pour quelques bonnes raisons. L’essence radicale vu comme la «transformation des institutions» rejoint l’envie et le besoin de retrouver dans certains espace la place de la femme, et de sa parole sans «ces gens qui recadrent souvent les Femmes». C’est aussi toute l’expérience que les femmes vivent au quotidien, à travers la société hétéronormée et patriarcale, qui pousse les mouvements féministes et les militantes à revendiquer des espaces de «non-mixité» pour la sécurité des femmes. Dans l’article L’Elan du féminisme paru en Mai 2004, Christine Delphy écrit que :

les opprimé-e-s doivent définir leur oppression et donc leur libération elles/eux-mêmes, sous peine de voir d’autres les définir à leur place. Et il est impossible de le faire en présence de personnes qui, d’une part, appartiennent au groupe objectivement oppresseur et, d’autre part, ne savent pas, et ne peuvent pas savoir, sauf circonstances exceptionnelles, ce que c’est que d’être traitée comme une femme

C’est donner la possibilité pour toutes les femmes, de tous les horizons, de rejoindre des groupes militantistes afin de combattre l’oppression capitaliste et patriarcale. La non mixité devient donc un endroit où la parole, les croyances et la position de celles qui se sentent femme ne seraient ni remis en question, ni inférieur à qui que ce soit. Les féministes prônent donc la «sororité» vu comme une alternative à la fraternité, mais aussi l’entraide et la bienveillance.

Le mouvement qui bouscule la société

Mais si certaines personnes le voient comme de la radicalisation, définit comme la prise de pouvoir d’un mouvement considéré comme «extrême», alors il faut aussi se poser la question du pourquoi ? Pourquoi les groupes de non mixités revendiqués et assumés dérangent-ils une partie de la population ? D’abord, parce que la contestation du statut du genre féminin au sein de notre société n’a jamais été aussi présente dans la sphère médiatique. Car c’est tout une société enracinée dans une éducation hétéronormée et patriarcale qui se voit fondamentalement changée, qui a de quoi être bousculée. Car, oui, il faut reconnaître que ce n’est pas la majorité des hommes qui à été éduquée avec des idées fondamentalement féministes, militantes et révolutionnaires au sein de leur maison, ou de leur famille. Si le genre masculin, encore aujourd’hui à du mal à mettre des termes clairs sur la définition du féminisme c’est que le chemin vers une éducation égalitaire, sans apriori de genre, ni de sexe reste à parcourir. Si beaucoup pensent, et ont l’impression que le monde change sans eux, qu’ils revendiquent une masculinité mis à mal, c’est que la place que prend la femme au XXIème siècle, n’a jamais été une «norme» et dérange, encore et toujours. En revanche c’est bien parce qu’elle n’a jamais été une «norme» que les mouvements féministes font autant de bruit. Mais alors ? c’est le serpent qui se mord la queue ? Y a t-il vraiment une réponse, une solution à ce problème ?

Comment déconstruire ?

Pour reprendre les termes de Christine Delphy sur la question de la non-mixité ou, de l’intégration des hommes aux mouvements de lutte pour le droits des femmes: un jour peut-être, les hommes seront assez déconstruits, pour qu’ils ne tentent pas d’intervenir «d’une façon dominante», sans prendre la parole à tout va et «d’indiquer aux femmes ce qu’elles doivent faire». Mais encore là, Christine Delphy soulève un point important : «de quelles manières et de quelles façons les hommes viendront-ils avec leur déconstruction ?». Qui prendra en charge la déconstruction des hommes ? Est-ce que certain.e.s porte parole ouvriront la discussion aux sujets questions des droits des femmes auprès des hommes? Comment déboulonner les clichés sur la masculinité et le patriarcat ? Quels hommes, à leur tour, seront capables de reconnaître leur tort, et d’écouter et d’apprendre ? Est-ce que les hommes entre eux seront assez tolérants et compréhensifs, pour rejoindre le camp des alliés féministes sans être discriminer à leur tour ? Aux XXI siècle, il est certain que ce ne sont plus aux femmes de «faire attention» et de «s’adapter», mais aux garçons d’être éduqués différemment. Cependant, même si le monde contemporain entraîne avec lui son lot de changements, de colère et de militantisme, ce sont encore des lieux insécurisants et opprimant pour le genre féminin, que la position hiérarchique de la femme selon Christine Delphy reste encore inférieure. Si l’on suppose donc, que la non-mixité au sein des mouvements de lutte pour les droits des Femmes est vue comme radicale, c’est bien parce que la parole de la femme ne fais pas encore assez de bruit, mais que l’enjeu de la non-mixité est avant tout de protéger et de redonner à la femme sa place, mais également parce que la supériorité du genre masculin est encore trop absolue.

C’est sur le fil du rasoir, qu’une conclusion qui se distingue à peine, doit mener au front deux camps adverses. Ne voulant débattre ensemble, car l’un déjà blessé dans sa chair depuis des siècles, et l’autre, ancré et déboussolé dans une société où l’on n’a jamais fait autrement, peuvent t-il encore s’entendre ? Qui du féminisme radical ou, de la masculinité patriarcal fera un dernier effort, un dernier pas dans une course sans fin, pour mettre de côté le dernier bout d’introversion qu’ils leur reste, pour s’assoir, reprendre leur respiration, comme après un long marathon, à vouloir être le premier en tête. Mais plutôt que de débattre, que de vouloir prendre le dessus sur l’autre, avoir à tout prix raison, peut-être devraient-ils discuter ? S’entendre ? Se résigner à écouter ? Mais serait-ce suffisant ? Ne serait-ce pas avouer un trait d’idéalisme ? Ou bien, ce sera l’un de ses débats que l’on dira «impossible à mener», et comme un vieil air de chanson, on murmurera « ainsi soit-il ».

Chloé Gillier

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