Médiaphi

Petit portrait de la littérature, de son industrie et de l’écrivain au XIXe siècle.

La Révolution de 1789, en France, et les périodes qui s’ensuivent, symbolisent l’émergence douloureuse d’une ère nouvelle. Croisées des chemins entre un Ancien Régime désuet et espérance en tout genre, du chaos apparent s’initie le désordre, et du désordre s’esquisse, au sfumato, l’ordre.

Dans le même temps, et parfois à des fins concomitantes, l’imaginaire collectif se ceint d’un nouvel outil : l’industrie. Une industrie en mesure de produire une identité commune originale, notamment par la littérature. La littérature, qui était jusque lors l’apanage d’une élite de sang, économique et intellectuelle, voit son lectorat multiplié. Mais qu’en est-il vraiment de cette démocratisation de la littérature ? Est-elle le fer de lance de la démocratie politique, des idées, des savoirs ?

Tocqueville parle de littérature « démocratique », pour la qualifier péjorativement. Il sous-entend que cette dernière est devenue le reflet de la technique qui la produit, avec des fins qui s’ancrent dans la plus-value, dans le commerce. Il accuse : « la démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature. », dans le même temps Voltaire voit dans ce phénomène de démocratisation un danger : « le désordre social. Après tout qu’a-t-on besoin de cultivateur instruit ?» (dirigé par Olivier Bessard-Banquy, Splendeurs et misères de la littérature, ou la démocratisation des lettres, de Balzac à Houellebecq, 2022, Armand Colin, p25). L’instruction que peut donner la littérature démocratisée symbolise une structuration nouvelle pour la société. Un fait qui n’est pas sans inquiéter les partisans d’une verticalité, dorénavant menacée.

La question de ce qu’est la littérature « démocratique », et plus largement la littérature, représente au début du XIXème siècle un intérêt de taille. Elle porte en son sein le reflet d’une époque, de ses aspirations, de ses catégories sociales, de ses mutations…

Un sujet vaste, que je vais segmenter. En m’appuyant sur l’ouvrage dirigé par Olivier Bessard-Banquy, nommé Splendeurs et misères de la littérature, je vais introduire votre humble pensée au cœur d’un XIXe littéraire bouillonnant.

Une nouvelle industrie pour une nouvelle classe dirigeante.

La bourgeoisie, soucieuse d’établir son modèle social, voit dans l’alphabétisation un moyen de contrôler les esprits. Mais comment et quoi faire lire à un peuple assoiffé de mots et aux horizons hétéroclites ? La littérature non « démocratique », pour reprendre Tocqueville, est une littérature antérieure à l’industrialisation, qui précède le milieu du XIXème siècle, en France. Jusqu’alors, la littérature inclut dans l’extension de son art, dans les arcanes de son expression, la politique, la philosophie, l’histoire, la morale… Dorénavant elle n’inclut que la poésie, le roman et l’art dramatique (ce qui n’est pas rien). Mais son principe de production a un objectif : répondre aux attentes de l’industrie.

Quelle forme de production ?

La consommation massive et standardisée qu’engendre la production industrielle n’est pas compatible avec la production lente et subtile nécessaire à l’art et à la littérature tels qu’ils étaient pratiqués jusque lors. La presse mécanique à vapeur, mise au point en 1813, marque une transition progressive avec les techniques archaïques employées au XVIIIème siècle. De nouveaux marchés poussent à l’innovation et au développement de ce secteur. Paul Féval en 1860 fait état de cette in- dustrie par une déclaration frappante : « C’est le monde renversé […]. On a supprimé tout ce qui est excellent et précieux : l’éloquence du rédacteur en chef, la science de l’économiste, l’esprit du chroniqueur, le discernement critique ; on n’a gardé que la pauvre bande de papier racontant les amours de deux marionnettes » 1 . Son propos illustre parfaitement le ressenti d’un écrivain du milieu du XIXème siècle ; en effet, la profession est confrontée à des injonctions quantitatives. La pratique artistique se doit d’engendrer l’émotion, de provoquer les passions et non de stimuler le goût. Cette conception de la littérature marchande se voit exacerbée par la presse.

« L’utilité matérielle [d’un roman], ce sont […] pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beau site ; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois de campêche, pour se mettre hebdomadairement le gosier en couleur ; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous très-prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. »

Préface à Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier (1835)

Une forme de production qui créait une forme de lecteur.

Ce dernier doit tirer des lettres quelques informations et beaucoup de divertissement. L’événementiel est le ressort de ce fonctionnement. Selon Pascal Durand, sociologue de la littérature et des institutions cultu- relles, le discours de cette forme de presse s’articule sur ces mécanismes qu’ils théâtralisent « au cœur du journal sa propre ligne rédactionnelle et son public cible, à travers un ressassement programmatique, une rhétorique de l’interpellation et une familiarité bon enfant. »2 L’événementiel, le culte de l’instant et la culture de l’auteur à succès se font le terreau des nouveaux rapports qu’entretiennent les individus aux lettres.

Là où l’écrivain vivait pour écrire, il écrit maintenant pour vivre.

L’œuvre Bel-Ami, de Maupassant, est symptomatique de cette transition dans la mesure où la gloire et l’argent sont aux principes de la motivation du protagoniste principal. Il en va de même pour Lucien Chardon, héros des Illusions perdues, que Balzac peint dans le monde parisien du journalisme et de l’édition. Il y montre la spéculation des éditeurs sur les auteurs avec l’écrivain comme objet de médiatisation, de starification. Une notoriété de courte durée. La bohème exprime cette mouvance, avec une œuvre qui se fonde sur l’exhibition d’un mode de vie, et la confusion de ce mode de vie avec la médiatisation.

Les cénacles se révoltent !

Regroupement d’artistes (Sainte-Beuve, Victor Hugo, Dubois…) ; ces lieux de rencontres ésotériques entre résistants favorisent une éthique de l’ascétisme. S’excluant de toute quête de gloire, refusant la médiatisation, ils s’attachent à développer un cadre esthétique commun. Pour autant, leurs exigences les écartent du grand public. Un népotisme élitiste y prend parfois place. De cette tentative de refus du productivisme industriel, se profile pourtant une logique toujours bourgeoise. D’elle se décline des aspirations, antithétiques des valeurs revendiquées initialement. Mallarmé appellera en son temps à barricader la haute littérature : « Faites que s’il est une vulgarisation, ce soit celle du bien, et non celle de l’art. […] Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter »3. Tocqueville décrit avec justesse les conséquences d’un tel mécanisme : « Toute aristocratie qui se met entièrement à part du peuple devient impuissante. Cela est vrai dans les lettres aussi bien qu’en politique » ( Tocqueville, De la démocratie en amérique, Paris, 1981, Garnier-Flammarion, page 72).

Et furent les antimodernes.

Une tension se dégage entre arts « aristocratiques » et industrie de l’art pour l’art. Les classes populaires sont exclues par mépris, ou par la finalité consumériste, de tout un pan du savoir et de l’art. La vulgarisation apparaît comme un acte dégradant. Une terre du milieu se laisse conquérir par les anti-modernes ou ceux qu’Antoine Compagnon nomme « contre-modernes », dans son ouvrage : Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes. Un ensemble hétéroclite d’artistes qui, sans embrasser l’art pour l’art, fanion axiologique de l’industrie littéraire, rejette une production artistique qui serait pur élitisme, sans volonté, sans planification d’un moyen de toucher tout à chacun. De leur rage pour la modernité, de leur mélancolie pour un monde, qui n’est pas ou n’est plus, naissent des textes qui théorisent cette époque, et esquissent des possibilités plus juste et moins aliénées aux régimes qui sont les leurs.

Il ne leur manqua, peut-être, que la patience.

François Robert

1,2,3. Citations tirées de Splendeurs et misères de la littérature. Ou la démocratisation des lettres, de Balzac à Houellebecq. Sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy. Malakoff. 2022. Armand Colin (respectivement p.77, p.84/85, p.88)

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