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La bibli au feu !

Alors que les bibliothèques incarnent l’accès à la culture pour tous, les incendies et les dégradations qui les visent en période d’« émeutes » font scandale. Cet article se propose d’interroger la tension alors à l’œuvre : comment un lieu d’inclusion et de partage peut-il être détruit par son propre public ?

Les révoltes déclenchées par le meurtre de Nahel Merzouk, en juin 2023, ont suscité l’indignation et l’incompréhension d’une partie de la population, des intellectuels et de la sphère politique, de droite à gauche. Pourquoi ces adolescents saccagent-ils le peu d’infrastructures et de services publics mis en place pour eux ? Ainsi le leader de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, déclarait-il : « L’école, il ne faut pas y toucher, la bibliothèque, le gymnase, tout ce qui est à nous tous, qui est notre bien commun. »1 Le cas des bibliothèques en particulier interroge : lieu ouvert à tous, où beaucoup de services sont gratuits, symbole de l’accès à la culture… Les attaques dont elles sont la cible semblent porteuses d’une contradiction irrésoluble.

Des lieux communs

On pourrait décrire les bibliothèques avec la catégorie de communisme « déjà-là », que Bernard Friot utilise pour caractériser la Sécurité Sociale. Le principe et le fonctionnement de cette institution fait en effet office d’« enclave anticapitaliste »2. Les bibliothèques sont quant à elles des lieux où les biens culturels (livres, CDs, DVDs…) sont mis en commun et à la disposition des usagers via un système de prêt et de retour, moyennant le plus souvent un abonnement payant mais à visée non lucrative. Elles sont ouvertes à tous et s’inscrivent souvent dans une politique d’inclusion des publics (précaires, publics éloignés des institutions culturelles, personnes migrantes…) On peut alors les concevoir elles aussi comme des infrastructures alternatives aux rapports marchands en vigueur dans un système capitaliste, dans lesquelles les biens ne sont pas des marchandises mais des biens communs. Dans ce cadre, les attaques semblent être des gestes inexplicables autrement que par la colère impulsive et l’immaturité de ceux qui ne savent pas se saisir des outils d’émancipation mis à leur disposition.

Des lieux de pouvoir

Essayons de dépasser les explications misérabilistes et infantilisantes et emparons-nous, dans les rayonnages de notre bibliothèque municipale, de l’ouvrage du sociologue Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? (2013). Dans cette enquête menée pendant cinq ans auprès d’habitants et de bibliothécaires de Seine-Saint-Denis, l’auteur nous invite à regarder ces attaques non pas comme des gestes insensés mais comme une prise de position politique qui rendent visible la conflictualité pourtant constamment à l’œuvre avec les bibliothécaires.3 Car les bibliothèques ne sont pas un lieu de neutralité paisible : elles sont bel et bien un lieu de pouvoir, et ce à différents égards. D’abord, parce qu’elles sont un symbole de la culture d’une certaine forme d’écrit privilégiée par les institutions, dont la maîtrise est la condition d’accès aux droits et au travail, et de laquelle est ainsi privée une partie des classes populaires qui aura quitté l’école avant l’obtention d’un diplôme. Ensuite, parce que les bibliothécaires exercent un pouvoir concret vis-à-vis des usagers : rappels constants à l’ordre et au silence, injonctions à ne pas courir, à bien parler, à ôter leurs casquettes, à manger ailleurs… Des conflits quotidiens qui peuvent, parfois, aboutir à une expulsion ou à l’intervention de la police. Ces moments de crise sont autant d’occasions de montrer de quel côté se situent, in fine (et ce malgré leur meilleure volonté) les bibliothécaires : celui des professeurs qui disciplinent, de la police qui réprime. Enfin parce que les bibliothèques occupent un rôle à visée transformateur dans la politique de la ville. Majoritairement issus de quartiers extérieurs à celui dans lequel ils exercent, les bibliothécaires sont mandatés par la ville pour y appliquer ses orientations politiques au sein du quartier – évoquant une forme nouvelle de colonialisme.5 Les habitants ne sont alors pas considérés comme les acteurs mais comme les cibles/destinataires de décisions venant de l’extérieur et dont il sont exclus.

« Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
— Oui. J’ai mis le feu là.
— Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme ! Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme ! » -Hugo Victor, « À qui la faute ? », L’Année terrible, 1872.

Des lieux d’autogestion ?

Conscients de ces problématiques, les bibliothécaires tentent tant bien que mal de se défaire de cette image de représentants de la culture hégémonique, et ouvrent leurs portes à de nouveaux types de livres et de médias (mangas, jeux vidéos…). On assiste en outre à une extension du panel de missions des bibliothèques, qui tissent des liens avec les associations locales et tendent à prendre place parmi les acteurs de l’insertion professionnelle. Mais ce déplacement des bibliothèques vers le secteur social vient encore renforcer le rôle d’agents de contrôle social des bibliothécaires, presque au même titre que les travailleurs sociaux. C’est que les bibliothèques restent des acteurs extérieurs qui imposent une politique dans le quartier, là où les habitants n’en sont que les usagers. Finalement, la mise à disposition d’un espace à la communauté est-elle suffisante pour faire de cet espace un lieu commun, qui lui appartient ? Ce qui était intéressant avec la Sécurité Sociale de 1945 que défend Bernard Friot, ce n’était pas seulement la gratuité de l’accès à la santé, mais c’était bien sa gestion par ses usagers, ce qui garantissait une certaine indépendance vis-à-vis de l’État et donc de la classe bourgeoise – celle-là même qui impose sa culture comme seule légitime. Car le fait qu’un service soit public, gratuit, n’implique pas pour autant qu’il soit géré de manière démocratique, et c’est peut-être là ce qui fait défaut aux bibliothèques. Ainsi, plutôt que de décider pour et à la place des usagers, les bibliothèques gagneraient peut-être à être construites localement, par ces derniers…

Juliette Bonnet

  1. Jean-Luc Mélenchon, « Pour un plan d’urgence “Justice partout” », 30/06/2023, YouTube
  2. Mathieu Dejean, « En perte de vitesse, le PCF renoue avec les dogmes d’antan », 10/04/2023, Mediapart
  3. Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques, Presses de l’Enssib, 2013. Nous n’avons malheureusement pas la place d’aborder ici toutes les nuances et la subtilité qu’apporte l’auteur, notamment concernant le rapport ambivalent, non monolithique, des habitants des quartiers concernés aux bibliothèques et aux bibliothécaires, rapport dont la conflictualité ne constitue qu’un aspect, aussi important soit-il. Nous nous sommes donc contentés de ne présenter dans ce paragraphe que quelques éléments de son livre qui nous ont semblé pertinents pour cet article.

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